Aller au contenu - Aller au menu principal - Aller à la recherche

numéro 111
février 2016

La ville des enfants et des adolescents

La place des enfants et des adolescents dans les espaces urbains Éditorial Alors que la grande majorité des enfants et des adolescents, en France, vivent aujourd’hui en ville et qu’ils conditionnent en partie les stratégies résidentielles des familles et les politiques publiques mises en œuvre pour répondre à leurs besoins, relativement peu de travaux se sont intéressés, à ce jour, à leur place dans les espaces urbains (et périurbains). S’il existe depuis les années 1980 une littérature assez importante sur les manières d’habiter et les mobilités des « jeunes de banlieue », les recherches sur la ville des autres adolescents et, plus encore, sur la ville des enfants sont plus rares. Cette situation contraste fortement avec ce que l’on peut observer dans les sciences sociales anglophones, où les Children’s studies ont connu depuis plus de vingt ans, en lien avec l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant en 1989, un essor spectaculaire visant à mieux prendre en compte le bien-être des enfants et leur place dans la ville. Aussi, l’objectif de ce dossier des Annales de la recherche urbaine est-il de présenter une partie des travaux actuellement menés sur la place des enfants et des adolescents dans les espaces urbains, en France mais aussi ailleurs, et de contribuer à leur développement. Quelle place pour les jeunes dans les espaces urbains ? Les neuf articles qui le composent interrogent et analysent cette place à partir de points de vue différents. Ainsi, certaines contributions sont centrées sur les enfants ; d’autres, au contraire, portent sur les adolescents ; les textes traitant à la fois des enfants et des adolescents étant plus rares. De même, et les deux choses sont liées, certains auteurs privilégient une entrée en termes de populations (les enfants ou les adolescents), tandis que d’autres privilégient une entrée en termes d’espaces (le skatepark ou le périurbain). Dans un autre registre, la plupart des articles examine la place des enfants et/ou des adolescents dans les espaces urbains à travers l’observation de leurs pratiques urbaines (leurs manières d’habiter, leurs mobilités) – et l’interprétation du sens que revêtent ces pratiques, mais d’autres contributions (ou parfois les mêmes) analysent (aussi) cette place en étudiant l’importance que les politiques publiques accordent aux enfants ou aux adolescents, et les effets de ces politiques. Enfin, les travaux réunis dans ce dossier prennent appui sur des enquêtes menées dans des contextes résidentiels très contrastés (villes-centres, communes périurbaines, quartiers en Zone urbaine sensible (Zus)… et, dans une moindre mesure, dans des contextes nationaux variés (France, Italie, Portugal, Canada). Des espaces privés ou dédiés À la lecture de ces articles, un double résultat se dégage avec force : les enfants et les adolescents n’occupent pas la même place dans les espaces urbains, et les espaces urbains n’occupent pas la même place dans leur socialisation. Du côté des enfants, les différentes contributions soulignent de façon très convergente à la fois le déclin de leur présence dans les espaces publics et leur enfermement dans des espaces privés ou dédiés. Comme le rappelle Clément Rivière, ce processus de « confinement », ou de « domestication », n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans « un long processus d’enfermement » débuté sous l’Ancien Régime, qui tend aujourd’hui à se renforcer en raison, tout à la fois, de la diffusion massive de l’automobile, de l’apparition de nouveaux supports ludiques et de communication (jeux vidéos, accès à Internet, téléphonie mobile), des préoccupations grandissantes des parents à l’égard de la violence et des actes de pédophilie, et de l’émergence de nouvelles normes de responsabilité parentale, qui tendent désormais à définir comme un « mauvais » parent celui qui se désintéresse des faits et gestes de ses enfants dans les espaces publics. L’exemple des « enfants sans logement » (Emmanuelle Guyavarch, Erwan Le Méner, Nicolas Oppenchaim), dont le monde apparaît très fortement resserré entre la famille et l’école, ou celui des skateparks en plein développement (Thomas Riffaud, Christophe Giboud, Robin Recours) illustrent bien tous les deux cette logique d’enfermement des enfants, qui participe au déclin de leur présence dans les espaces publics. Si cet enfermement est très problématique pour les enfants sans logement, privés également d’un véritable chez-soi, il n’est pas toujours vécu négativement par tous les enfants, comme le montre l’exemple des skateparks. Pour les enfants, les skateparks constituent des espaces de jeu très appréciés et, aussi, des lieux de sociabilité et de « frottements », intergénérationnels plus qu’interculturels ou interclasses. Conquérir de nouveaux espaces Si les espaces publics urbains ne constituent pas vraiment le territoire des enfants, il en va tout autrement pour les adolescents. Les contributions consacrées aux manières d’habiter et aux mobilités des adolescents (Elsa Ramos et François de Singly, Joël Zaffran, Isabelle Danic, et aussi en partie, Claire Aragau, Catherine Didier-Fèvre et Lionel Rougé) soulignent en effet la forte présence des adolescents dans la ville et l’importance de leurs mobilités urbaines. Parce que l’adolescence se caractérise par une quête d’autonomie, devenir adolescent c’est aussi conquérir de nouveaux espaces, hors des lieux imposés de l’enfance, pour « être soi ». Cette quête d’autonomie ne nécessite pas forcément de longs déplacements. « La revendication d’être soi n’exige pas une grande mobilité » affirment ainsi Elsa Ramos et François de Singly. Mais elle suppose de se constituer un monde à soi, de s’approprier des « angles morts » à l’abri de la famille, de l’école et des autres institutions. Contrairement aux enfants, les adolescents cherchent donc à se faire une place en ville et occupent des places qui ne correspondent pas à celles que leur attribuent les pouvoirs publics (Joël Zaffran, Isabelle Danic). Peu efficaces pour définir ou modifier la place des adolescents dans la ville, les politiques publiques apparaissent tout autant limitées pour donner aux enfants une plus grande place dans la cité. C’est ce que montrent à la fois l’analyse des effets de l’accréditation « ville amie des enfants » dans deux villes au Québec (Juan Torres et Natasha Blanchet-Cohen) et l’étude de deux conseils municipaux d’enfants (CME) dans deux communes du Nord de la France (Damien Boone) (ou encore la dernière partie du texte de Claire Aragau, Catherine Didier-Febvre et Lionel Rougé à propos des communes périurbaines). Dans le premier cas, si les auteurs relèvent quelques évolutions, ils affirment « qu’il reste encore du chemin à faire », d’une part « pour susciter un changement de représentations de l’enfance » et d’autre part « pour qu’un tel changement donne lieu à des transformations effectives dans les pratiques ». Dans le second cas, l’analyse fait apparaître que les CME contribuent à laisser les enfants « à leur place » et qu’ils tendent à renforcer la place marginale qui leur est réservée dans la ville. Nuancer les tendances Dans le même temps, les différentes contributions rassemblées dans ce numéro invitent à nuancer ces tendances générales – qui, dans le cas des enfants, paraissent très consonantes avec ce que donnent à voir les sciences sociales anglophones. Ainsi, si globalement il existe un véritable « hiatus » (Claire Aragau, Catherine Didier-Fèvre et Lionel Rougé) dans les rapports aux espaces urbains (et périurbains) des enfants et des adolescents, il existe aussi des différences dans les manières d’habiter et dans les mobilités urbaines à la fois des enfants et des adolescents. Par exemple, les espaces du quotidien des « enfants sans logement » ne sont pas tout à fait les mêmes selon qu’ils sont hébergés à l’hôtel ou dans un centre d’hébergement, ou selon qu’ils déménagent très souvent ou plus rarement. Les enfants du périurbain semblent plus présents dans les espaces publics que les enfants des villes-centres. Les adolescents portugais, à Lisbonne, fréquentent des endroits plus variés et parcourent des territoires plus étendus que les adolescents parisiens, qui restent davantage dans leur quartier. Dans les quartiers en Zus, les adolescentes n’occupent pas la même place que les adolescents… Autrement dit, la place des enfants et des adolescents, dans les espaces urbains varie selon leurs conditions d’habitat et leur lieu de résidence, selon leurs trajectoires résidentielles, selon le genre et le milieu social, ou encore, d’un pays à l’autre. De même, les politiques publiques à l’égard des enfants et des adolescents ne sont pas partout les mêmes. Composé d’un nombre limité de cas, ce dossier est donc aussi une invitation à de nouvelles recherches sur d’autres enfants et d’autres adolescents, dans des contextes locaux et nationaux différents. Jean-Yves Authier, professeur à l’université de Lyon 2 Virginie Bathellier, rédactrice en chef adjointe des Annales de la recherche urbaine Sonia Lehman-Frisch, professeure à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense