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Philippe Genestier

est Philippe Genestier est architecte-urbaniste en chef de l’État, professeur à l’École nationale des travaux publics d’État (ENTPE) et chercheur au laboratoire Recherches interdisciplinaires ville–espace–société (RIVES), l’une des composantes de l’unité mixte de recherche Environnement, ville, société (EVS ; UMR 5600) du CNRS.

  

Article paru dans le ,
Notes de lecture

Philippe Genestier
L’architecture de la voie. Histoire et théories, Marseille, Éditions Parenthèses, 2018, 528 p., 34 €.

ÉRIC ALONZO,
L’architecture de la voie. Histoire et théories, Marseille, Éditions Parenthèses, 2018, 528 p., 34 €.

Voilà un livre original et érudit ! Avec ce fort volume, plus de cinq cents pages et autant d’illustrations, Éric Alonzo nous donne la version éditoriale de sa thèse de doctorat en architecture. L’auteur, enseignant à l’École d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée, tente dans cet ouvrage une gageure : étendre à la voirie le domaine de l’architecture, en montrant que la route et la rue sont pleinement justiciables d’un travail mariant simultanément les impératifs de l’utile, du solide et du « beau ». Pour cela, il faut d’abord démontrer que l’on peut appréhender en architecte un objet qui, a priori, procède de savoirs éloignés de l’architecture. La construction d’une route ne relève-t-elle pas d’abord du génie civil, de la science des flux et de la circulation, de l’aménagement du territoire mais aussi, et de plus en plus fréquemment aujourd’hui, du paysagisme ? Mais, nous dit É. Alonzo, ces approches techniques et fonctionnelles constituent des domaines de compétence et des traditions professionnelles qui empêchent d’appréhender les voies dans leurs dimensions sociales et culturelles. Prenant le contre-pied des précis et des manuels traitant des ouvrages d’art, l’ouvrage d’É. Alonzo n’évoque nullement les savoirs normés et normatifs contenus dans la boîte à outils des ingénieurs, ni ne se réfère aux abaques et aux formules que manie habituellement le technicien des talus et du revêtement des chaussées. Au contraire, cet ouvrage repose sur un pari et expose une conviction :puisque une voie doit être conçue avant d’être construite, elle requiert un travail de conception. Or, n’est-ce pas ce travail qui définit l’activité architecturale ? Dès lors, la voirie peut et doit relever pleinement de l’art de l’architecte.
Ayant ainsi défini son approche et sa problématique, il part en exploration. Comment, au cours des siècles, de l’Antiquité romaine à la modernité contemporaine, les maîtres d’œuvre se sont-ils saisis de la question des voies ? De cette exploration, qui s’avère décevante quant à la période antique, mais très fructueuse à partir de la Renaissance, É. Alonzo discerne dans les ouvrages théoriques sur l’art d’aménager trois registres de pensée que les constructeurs d’axes de circulation ont conjugué pour nourrir leurs réflexions et recommandations : les savoirs propres à l’art d’édifier, les savoirs produits par l’analyse des flux, et ceux issus de l’agencement des jardins. Selon l’auteur, c’est au carrefour de ces trois registres que peut s’enraciner et se déployer de manière syncrétique une démarche propre-ment architecturale appliquée à la voie. En fait, cette démarche de projet doit se confronter à une variété d’objets, qui vont de la route triomphale ou pittoresque, à la rue marchande ou à la voie rapide, qui correspondent eux-mêmes à une multiplicité d’usages, allant de la flânerie à l’approvisionne-ment, et à une diversité de modes de locomotion.
L’approche d’É. Alonzo est à la fois inédite et pas réellement nouvelle. Les histoires de l’urbanisme et de la composition urbaine ont accordé une attention particulière aux « infrastructures », aux « armatures », aux « artères » le long desquelles et en fonction desquelles les édifices, monumentaux ou ordinaires, s’implantent et prennent sens. Les histoires de la cartographie, de la topographie ont également investigué ce dispositif technique qui sillonne le territoire pour y permettre le déplacement des biens et des personnes et ainsi le rendre soit accessible (en période pacifique) soit envahissable (en temps de guerre). Les histoires de l’art des jardins et les théories du paysagisme ou du Land Art, ainsi que les études de morphologie urbaine, des trames viaires et foncières ont égale-ment considéré les voies comme des pièces essentielles dans le processus de constitution de l’espace aménagé, par l’agencement des pleins et des vides, des espaces fermés et ouverts, des lieux de l’immobilité et ceux du déplacement. De tous ces savoirs savants, éparpillés en diverses disciplines, énoncés au cours des siècles en différentes langues occidentales, É. Alonzo nous offre une grande synthèse, tantôt cursive, le plus souvent détaillée.
Un doute traverse cependant l’esprit du lecteur : cette excursion dans la façon dont les concepteurs de la ville et du territoire ont traité le thème des voies et de la mobilité apparaît, somme toute, assez décollée du terrain. On n’en apprend guère sur les techniques de construction (profilage, terrassement, empierrement…), sur les modes de production de ces travaux publics (commanditaires, financement, métiers et compétences, enrôlement de la main-d’œuvre pour la construction initiale et pour l’entretien…), ou encore sur le sens du chemin et du cheminement chez les cultures qui privilégient la sédentarité et l’enracinement ou chez celles adeptes du déplacement, de l’exploration. Certes, l’ambition de cet ouvrage n’est pas de faire l’histoire sociale et économique des chaussées, ni celles des représentations mentales de l’espace et de la mobilité, il est d’extraire les fragments d’une théorie de la voie contenus dans les diverses théories de l’architecture et de l’aménagement que cinq siècles de culture occidentale nous ont léguées. Néanmoins, cette ambition aurait sans doute été plus aboutie en introduisant dans l’analyse une inversion de point de vue : de même que dans le domaine de la littérature, on sait que l’esthétique de la réception (ce que le lecteur projette sur l’œuvre qu’il lit) compte autant que l’esthétique de l’émission(ce que l’auteur dit et comment il le dit), la voie comme dispositif tech-nique et culturel, c’est-à-dire comme objet tant pratique que symbolique, ne peut accéder au statut de projet d’architecture que dans l’œil de ses utilisateurs. Mais, pour aborder ce point de vue, c’est à un autre ouvrage, complémentaire à celui d’É. Alonzo, que l’on se reportera, celui de Marc Desportes (Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace, Paris, Gallimard, 2005), qui retrace la formation des perceptions du paysage par les voies et les modes de déplacement.

Philippe Genestier
ENTPE/CNRS, Laboratoire EVS.