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Claire Lévy-Vroelant

Historienne et démographe, enseigne à l’Université de Paris X-Nanterre, et mène ses recherches dans le cadre du Centre de recherche sur l’habitat à l’Ecole d’Architecture de Paris la Défense.

  

Note parue dans le Numéro 106 écrite par Claire Lévy-Vroelant
Florence Bouillon - Les mondes du squat, anthropologie d’un habitat précaire

Florence Bouillon, Les mondes du squat, anthropologie d'un habitat précaire Paris, Puf, collection Partage du savoir, 2009, préface de Michel Augier, 232 pages. Avec ce remarquable « petit » livre de 232 pages, le lecteur a entre les mains une démonstration particulièrement pertinente de ce dont les sciences sociales sont capables : transformer l'invisible en visible, l'inarticulé en signifiant, le stéréotype en connaissance. Les squatteurs ont mauvaise réputation car ils incarnent l'angoisse de nos sociétés modernes vis-à-vis du parasitisme, prévient l'auteure dans les premières lignes. Mais ici, le dépassement du préjugé ouvre au contraire la voie à une compréhension des compétences à faire société inédites dont les squatters font preuve. La question posée est en effet celle de savoir comment les habitants du squat inventent et mobilisent des ressources leur permettant, chemin faisant, sinon de renverser les rapports de domination, du moins de les protéger et de leur réserver un accès à la ville. Ce qui intéresse Florence Bouillon, c'est la nature et la portée des ressources mobilisées par les citadins disqualifiés pour « résister au stigmate », processus qu'elle articule à la nature de l'action publique à leur égard. La construction très maîtrisée du propos est aussi au service d'une interrogation fondamentale et passionnante sur la condition de l'ethnologue enquêtant, qui prolonge les réflexions menées auparavant par l'auteure et par d'autres sur les spécifi - cités de l'exploration en terrains sensibles. La lecture est aisée, le style agréable, les « fi celles du métier » plus qu'accessibles : offertes : Journal de terrain, 13 décembre 2000 : « ce mercredi soir, avant le début de l'AG, Charlotte arrive maquillée. Elle s'est dessiné sur le visage et les mains des sortes de tatouages en forme d'arabesques et de fleurs. Elle explique qu'elle a réfléchi au moyen d'apparaître comme “vraiment paumée”, et que ces dessins lui ont semblé être un bon signe de désocialisation (…) » (page 169). Plus convaincants que les quelques tableaux établis par souci de synthèse, les descriptions de lieux et de situations, mais aussi les entretiens, présentés souvent avec un jeu de plusieurs questions-réponses, donnent au lecteur une agréable marge de liberté. Ainsi, nous prévient Florence Bouillon, « nous restituons les extraits d'entretien dans l'ordre où ils ont été énoncés, le lecteur rétablira sans mal la succession logique des événements » (Alessandro, le 6 décembre 2001, pages 75 à 77). Les portraits réécrits sont toujours contextualisés. Exemple parmi d'autres : « J'ai rencontré la famille Laoufi par l'intermédiaire d'une amie travaillant au centre social Belsunce. Malika et son mari Brahim squattent avec leurs trois plus jeunes enfants un petit appartement du boulevard des Dames (…) » (page 68). Épuré des inévitables longueurs d'une thèse - le document original fait plus de 600 pages ! - le texte nous donne à lire, selon un ordre bien calculé, les différentes facettes de ce monde multiforme que Florence Bouillon connaît intimement grâce à une fréquentation d'une dizaine d'années. Dans la première partie du livre, c'est cette exploration qui est relatée. Le lecteur entre de plain pied dans l'univers des squats, où se construit du collectif, où se réinvente de l'intimité, ou se déjouent les violences, où se négocient les identités. Ces constructions fragiles, sans cesse remises en cause, trouvent leur mode d'existence entre vulnérabilités et ressources. Les mondes du squat sont pluriels, une typologie, largement fondée sur la fonction sociale et le mode de régulation (squats de passage, squats de sédentarisation) tente d'en rendre compte. La spécificité du cas marseillais n'est pas développée, par souci d'économiser la patience du lecteur et parce qu'on peut trouver ces renseignements par ailleurs. L'important est là : ville de brassage, ville populaire, ville métissée mais aussi ville d'inégalités prononcées, le grand port méditerranéen est aussi la ville du mal-logement, et donc des squats. Mieux comprendre les squats, il faut d'abord comprendre ce qui les produit : c'est l'objet de la seconde partie, qui éclaire par la contextualisation de la question des squats. Sans aucun doute, les squats résultent de la spéculation immobilière qui classe, exclut, oriente, contraint. Mais c'est aussi que l'« introuvable politique du squat », selon la formule de l'auteure, procède d'une chaine de faiblesses institutionnelles et politiques. Pour l'auteure, le phénomène squat est aussi un avatar de l'accentuation du volet social - et très social - des politiques du logement, et du renoncement au pilotage de la construction. Il devient un des lieux où se donne à voir la fragmentation de cette même intervention sociale, propulsée au premier rang par les nouveaux paradigmes de l'action publique. Il est aussi le côté obscur d'un droit au logement qui, s'affirmant dans les textes à défaut de s'imposer dans la réalité, participe de l'ambivalence des instances et de la position des acteurs chargés de faire valoir ce droit « au plus haut niveau », c'est-à-dire celui de la Justice et de l'État. À l'autre bout, le renforcement dans les textes du droit au logement, devenu « opposable » avec le décret du 28 novembre 2007, participe à cette judiciarisation de la société que l'auteure interroge dans ses implications sur les compétences et les ressources, en l'occurrence, des mal-logés, des non-logés, et des squatters. L'arbitre est au centre (le politique) mais, comme dans d'autres situations de marginalité ou d'illégalité, on constate que règnent ambivalence dans l'approche et ambiguïtés dans le traitement. Les passages sur les expertises - magistrats et préfets ont été interrogés - sont riches d'informations et montrent que l'analyse mérite en effet d'être conduite à un niveau plus général, celui des rapports entre légitimité et légalité, puisque le squat s'avère (comme le bidonville) une solution et un problème à la fois, et que le squat ne relève pas du droit pénal. Avec les deux extraits placés en exergue du livre, le lecteur était prévenu : l'obligation de « faire avec » qui s'impose aux squatters est aussi, paradoxalement, au principe de leur capacité à se réapproprier leur vie. Développer des compétences, gagner de l'autonomie, inventer des ressources : cette possibilité de recouvrer la maîtrise de son existence via l'informel, voir l'illégal, en tous cas le hors norme, n'est évidemment pas une hypothèse nouvelle, mais Florence Bouillon creuse le sillon avec bonheur. Pour le dire comme Michel de Certeau, que Florence Bouillon ne cite pas en vain, « dans ces stratagèmes de combattants, il y a un art des coups, un plaisir à tourner les règles d'un espace contraignant. Dextérité tactique et jubilatoire d'une technicité ». De cela, l'auteure s'attache à convaincre, dans la troisième partie du livre, et emporte la conviction. En effet, loin de se laisser aller à une description conciliante ou pire, démagogique, des vertus de la pauvreté et de la précarité, l'auteure ne s'exonère pas de la réflexion sur les propriétés, limites et vertus, de la notion de compétence. Si elle les classe en trois ordres : communicationnel (ou relationnel), cognitif, urbain, c'est pour mieux entrer dans le détail de leurs contradictions. Et finalement, dans un retour parfaitement maîtrisé sur expérience, elle nous livre une réflexion profonde et sensible, à tous les sens du terme, sur ce que l'ethnologue fait à (et de) la réalité. Explorations, contextualisations, compréhensions, la boucle est bouclée. En résumé, on trouvera matière à faire avancer la réflexion sur des questions aussi fondamentales que les caractéristiques de l'habiter, le retournement de la vulnérabilité en compétence, la création de ressources collectives à partir de situations de précarité, et, last but not least, à travers les aléas et les avatars d'un itinéraire de recherche impliqué, restitué avec une grande honnêteté, sur la quête jamais aboutie de la bonne distance avec les objets étudiés. L'hommage rendu à Agnès, Véro, Sophie, Mike, Thierry, Rachid, Salimi, Christophe, Nazifah et les autres, ceux qu'elle nomme ses « guides » dans sa dédicace, et l'espoir exprimé qu'ils ne se sentent pas trahis par son travail, dit assez combien Florence Bouillon a pris au sérieux le paradigme maurassien évoqué dans les dernières lignes, mais qui court dans tout l'ouvrage : l'enquête ainsi réhabilitée comme système d'échange, au risque de la trahison, mais avec comme horizon la pacification dans un sentiment de reconnaissance partagé. Que l'expérience du squat soit avant tout une « expérience de soi », et donc de l'altérité, est sans doute un des enseignements les plus limpides de cet ouvrage décidément « sensible ». Claire Lévy-Vroelant