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Anne Querrien

  

Note parue dans le Numéro 109 écrite par Anne Querrien
Bruce Bégout, Suburbia, Paris, Inculte, 2013.

Suburbia questionne, d'un point de vue philosophique, le tissu urbain de banlieue fait de pavillons, de grands ensembles, de zones commerciales et de zones de production tertiaire. Sur la couverture du livre, Suburbia en est la forme abstraite : des alignements en biais de villas moyennes toutes identiques que la modernité drape de bleu nuit comme sur une peinture de Monory. La ville est déserte, offerte au philosophe passant qui y rencontre l'illimité, le non hiérarchique, les linéaments d'un nouveau mode de vie. « Le fait de prendre sa voiture le soir pour aller louer un DVD dans un distributeur automatique de vidéos au bord d'une route déserte constitue un des faits les plus fascinants de la nouvelle expérience urbaine » (p. 17). Dans la Suburbia on ne marche pas, on conduit. La ville n'est plus à toucher et à sentir comme dans la flânerie mais, à distance, le lieu où la familiarité va surgir de l'étranger, mais aussi la folie et la totale singularité du plus proche, comme dans l'oeuvre de J. G. Ballard. Un surgissement d'autant plus étrange que l'espace se distend à l'infini comme à Los Angeles, le modèle de cette ville nouvelle à laquelle est consacré un tiers du livre. Dans cette Suburbia s'épanouissent les parcs à thèmes, les lieux de loisirs et d'hébergement, les lieux d'essayage, où l'on finit toujours par conclure « que rien ne nous va » (p. 46). Bruce Bégout voit dans la critique situationniste une anticipation formidable de cette ville désorientée en même temps que géométrisée, où l'émeute n'est qu'un juste retour des choses. « L'incendie parachève l'oeuvre désoeuvrée de la fragilisation du monde » (p. 63). La dérive comme technique du déplacement sans but s'oppose au voyage et à la promenade qui se réalisent dans la ville monumentale. Il s'agit dit Debord « d'établir des données objective permettant une réaction construite au décor qui nous est fait » (p. 69). Comment les paysages influent sur les sentiments ? Comment modifier la ville, ou du moins sa perception, en redécoupant le partage des espaces ? Les situationnistes font de la ville un immense terrain de jeu. Ne sont-ils pas tentés par le parc d'attraction ? N'ont-ils pas simplement eu du flair ? La différence avec ce qui se passe sous nos yeux c'est leur recours aux artistes, la non-accumulation, et la place nette pour les jeux des autres. Leur urbanisme n'est plus fondé sur l'habitation mais sur la relation, la complexité, la modulation des bâtiments au gré des désirs des usagers. Leur tentative de bureau de recherches pour un urbanisme unitaire n'a pas réussi. Il reste de toutes leurs expériences une nouvelle sensibilité face à la ville, attentive aux marques des prédécesseurs et des absents, capable de s'identifier à l'autre à tout moment. « C'est ce double travail de dépaysement du banal et de traque de l'insolite qu'accomplissent les situationnistes » (p. 119). La promenade dans le bec d'Ambèze, au-delà de la banlieue de Bordeaux, donne-telle une image de la ville nouvelle ? C'est la centrale électrique, le « paysage de l'énergie » (François Béguin, 1980) qui borde cette ballade. « Et, se détachant de l'horizon gris perle qui miroite, tels des ziggurats futuristes, les quatre cheminées de la centrale électrique élancent leur silhouette effilée vers le ciel. On respire enfin » (p. 142). Le faux Paris édifié comme leurre pour l'aviation allemande pendant la guerre de 14 a encore de beaux restes, à la recherche desquels on peut aussi humer les vapeurs de la ville de banlieue ; on découvre les secrètes connivences entre l'état major actuel et les situationnistes. L'auteur se passionne pour cette nouvelle étrangeté et ces figurants (cf. Xavier Boissel, Paris est un leurre, Éditions Inculte, Paris, 2012). La création urbaine contemporaine mérite aussi sa dose d'interpellation, comme par exemple Paris-Plage ou le Carré-Sénart. « Ces deux manifestations considèrent la ville comme une sorte de corps inerte, qu'il faut sans cesse réanimer artificiellement en lui proposant des expériences totales qui combinent plusieurs aspirations (jeu, consommation, découverte, culture, rencontres, etc.) » (p. 166). Ces réalisations sont critiquées au nom de la force de l'individualisme qui n'y trouverait aucun espace pour s'exprimer, mais l'analyse ne mentionne pas les pouvoirs et l'objectif de consensus qui sont à l'origine de semblables initiatives. « Paris devient la ville de la purification anthropologique où les hommes se rassemblent selon l'unique image fantasmée qu'ils se font d'eux » (p.169). La joie serait obligatoire. Tous ces sites de banlieue ne peuvent être tenus pour la vraie Suburbia, la ville devenue banlieue sans aucun centre repérable, comme Los Angeles et sa compagne ludique Las Vegas. Là il n'y a pas d'attachement ni au futur, ni au passé, on vit dans l'instant de la prochaine bifurcation à saisir. À Las Vegas le spectacle est permanent, l'illusion constante, le jeu dans le présent. La distribution sociale sur le territoire est celle du fun. Et Bruce Bégout de rêver d'un pavillon à l'image de l'École de Francfort ! Sans compter avec la corrosion physique de tout ce monde quand il sera abandonné. Los Angeles, capitale du XXe siècle : le titre de la dernière partie en définit bien l'enjeu, par symétrie avec le Paris, capitale du XIXe siècle, de Walter Benjamin. Los Angeles conjugue tous les traits de la dernière modernité : ville façonnée par l'automobile, extension urbaine sans fin, toute puissance du regard cinématographique, informatique, violence urbaine et ghettos sociaux, privation de la centralité et dislocation des lieux, avec en prime la mer et les palmiers. « Nous cherchons dans la topographie géographique et mentale de L.A. la scène primitive de l'état de nature, la confrontation originelle du Je et du Tu, du Nous et du Vous, l'énigme de la relation interpersonnelle à travers les objets, les machines, les bâtiments, les lieux, tout ce qui vise à résorber son caractère incertain, à dissiper son scepticisme » (p. 194). Cet investissement paroxystique dans L.A. va se traduire par une répétition d'observations toujours inaptes à rendre le paroxysme attendu. Comment un espace peut-il être géré par la vie quotidienne, géré par la volonté de tout un chacun et non par une volonté souveraine ? Comment les règles immanentes de la pratique urbaine peuvent-elles mobiliser les postures de l'ensemble des acteurs ? Comment peut se développer le vivre ensemble à partir de presque rien ? Cet espace n'est-il pas réduit aux quartiers, dans l'ignorance du reste de la métropole ? La ville n'est plus enfermée dans son territoire mais installée aux lieux de passage et toujours ouverte sur la fuite comme l'a bien montré Rainer Banham dans Los Angeles, the architecture of four ecologies (1971). Les apports d'Edward Soja, François Ascher et Isaac Joseph sont examinés rapidement, mais jugés incapables de traiter la nudité des rapports sociaux dans la ville illimitée, qui donne à tout un air d'universelle égalité, et retire toute prise à un travail social. La figure de référence n'est plus celle de l'immigrant arrivant dans une société constituée, mais celle de l'errant aux prises avec une société décomposée. D'où la passion pour la peur et les scénarios catastrophe, manière de rejeter sur l'autre sa propre incertitude, dans laquelle Mike Davis s'est fait une forte renommée. On pourra compléter la lecture de cet essai de « philosophie phénoménologique » par celle du « Portrait de villes » sur Los Angeles, publié par la Cité de l'architecture et du patrimoine et rédigé par Jean-Louis Cohen. Anne Querrien