Sommaire
Numéro 75 Juin 1997
L’école dans la ville

La lecture de ce numéro des Annales
de la recherche urbaine étonnera sans doute certains
lecteurs. Évoquer les rapports de l'école et de la ville,
c'est en général s'intéresser à des institutions autres que
pédagogiques mais impliquées dans une éducation
urbaine ; c'est d'ailleurs la tendance qui a été suivie dans
les années les plus récentes par la politique des zones
d'éducation prioritaire (ZEP). Le point de vue plus sociologique
adopté par les chercheurs spécialisés sur ces questions
se concentre sur un autre problème. A la différence
de l'école rurale, qui modèle encore notre imaginaire et
qui se situe au centre du village à côté de la mairie, l'école
urbaine – nous entendons par école l'ensemble des lieux
de la scolarité obligatoire – est plurielle, discrète, voire
périphérique, située dans des environnements très diversifiés
qui rendent ses pratiques et ses résultats différenciés,
malgré l'homogénéité instituée. En ville l'éducation,
comme les autres services, peut être appréhendée comme
un marché qui offre en ses divers emplacements des prestations
différentes sous une dénomination commune.
Chaque usager se voit renvoyer par cet espace une image
de lui-même ou de sa famille plus ou moins acceptable,
qu'il va chercher à modifier par des stratégies latérales
auxquelles l'institution s'adapte (Sylvain Broccolichi et
Agnès van Zanten)
Pour mieux s'identifier à la couche sociale supérieure,
on essaie de déplacer son enfant vers celle-ci sur le marché
de l'éducation. Dans ce processus de distinction, analysé
il y a déjà vingt ans par Pierre Bourdieu, la valeur
négative semble attribuée de plus en plus aux enfants
d'origine africaine et maghrébine, dont les parents, beaucoup
plus souvent ouvriers que ceux des autres jeunes,
habitent dans les quartiers et les communes les plus défavorisés.
Catherine Rhein montre bien comment, pour Paris et
les communes limitrophes, cette orientation ethnique de
l'échelle sociale contribue à stigmatiser certains établissements
scolaires en même temps que la population qui
les fréquente. Catherine Barthon confirme ces observations
dans le cas d'Asnières, tandis que Sylvie Mazella
note que les familles maghrébines adoptent les mêmes
comportements que les familles françaises et ne craignent
pas de mettre leurs enfants dans une école catholique pour
les préparer à vivre hors du quartier de Belsunce à Marseille,
malgré sa centralité.
L'analyse des liens entre la distinction espérée et la
ségrégation subie met à jour le rôle de bouc-émissaire
joué par certains groupes sociaux qui s'efforcent pourtant
d'obéir aux mêmes normes de comportement que les
autres, mais qui ne disposent souvent pas des moyens économiques
et culturels qui le permettent. Anne Barrère et
Danilo Martucelli montrent que ce n'est qu'en réaction à
l'incompréhension et aux préjugés que des jeunes issus
des immigrations maghrébines et africaines développent
des conduites d'exclusion, soit dans une infime minorité
de cas.
Le fonctionnement social décrit ici trouve une confirmation
dans maints récits médiatisés sur les violences à
l'école ou commises par des jeunes d'âge scolaire. Même
si Éric Debarbieux s'attache à relativiser méthodiquement
cette montée de la violence scolaire, la division sociale de
l'espace urbain semble devenue un obstacle à la mission
égalitaire et intégratrice de l'école. Au sein des établissements
scolaires eux-mêmes, le personnel de direction se
consacre de plus en plus à l'inculcation d'un minimum de
comportements civiques communs, à un « sale boulot »
comme dit Jean-Paul Payet, pour lequel le rappel à l'ordre
sur les disciplines fondamentales et les exercices qui s'y
rattachent semble de peu d'effet. Ce sale boulot est
d'ailleurs d'autant plus important que les établissements
sont moins valorisés et les disciplines classiques moins en
phase avec la culture locale.
Le jeu de la distinction semble inévitable dès lors qu'il
est donné comme seule possibilité aux acteurs d'améliorer
leur position dans un espace social à la fois unifié et hiérarchisé,
où la localisation définit le degré d'excellence.
Pourtant, l'amélioration de la position de chacun peut
venir aussi d'une coopération entre tous, comme cela a été
tentée dans les ZEP. Comme souvent dans les tentatives
de changement de la société française, la coopération avec
les acteurs extérieurs semble plus facile à obtenir que la
coopération interne, d'où l'interrogation actuelle des
enseignants sur cette innovation (Patrick Bouveau).
L'usage identitaire de l'institution scolaire s'observe
également à l'étranger. Aux États-Unis, alors que la lutte
contre la discrimination raciale a réduit la ségrégation
scolaire là où elle était la plus forte, les antagonismes ethniques
ne désarment pas dans les grandes villes avec l'aggravation
des inégalités de revenus et de la ségrégation
urbaine (Dominique Mathieu). L'apparition du droit à
choisir l'école de ses enfants en Russie fait courir les
mêmes risques de captation de certaines écoles par des
milieux sociaux plus restreints, même si l'école par tradition
et pour faire face à la pénurie remplit un important rôle d'animation sociale dans la ville (Joëlle Bordet). De
même, au Brésil les parents ne semblent pas se réjouir de
mettre leurs enfants dans une école installée au coeur
d'une favela sous prétexte qu'ils habitent à côté (Nadir
Zago).
Le rattrapage récent et rapide du taux de scolarisation
métropolitain sur l'Ile de la Réunion a entraîné la multiplication
des constructions scolaires. Tout en se voulant
aux couleurs locales, elles tendent à constituer un nouvel
espace public pour les jeunes et le secteur moderne de la
société, à l'opposé des circulations traditionnelles propres
au quartier environnant. La jeunesse acquiert de ce fait
une nouvelle visibilité (Éliane Wolff, Emmanuel Souffrin,
Michel Watin). De même la ville de Vaulx-en-Velin
se transforme depuis plus de dix ans, grâce à l'implantation
d'équipements de formation. Malgré quelques réticences
de part et d'autre, l'École nationale des travaux
publics de l'État (ENTPE) a établi avec la ville une série
de coopérations : aide aux devoirs, partage des terrains de
sport et de la piscine, assistance technique à la municipalité,
etc. (Jean-Paul Payet, Malika Amzert, Gilles Bentayou,
François Duchêne, Géraldine Geoffroy). Dans cette
commune, le lycée attendu depuis quatorze ans vient
d'ouvrir ses portes et cherche à symboliser son orientation
par son nom : Robert-Doisneau. Nostalgie des banlieues
amoureuses des années trente immortalisées par la photographie
et le cinéma ? Intérêt contemporain pour la communication
(Géraldine Geoffroy) ?
Que peut-on faire sinon décrire encore, aménager,
moderniser ? Christian Nicourt et Jean-Max Girault nous
mettent en garde contre l'angélisme qui consisterait à
croire la situation réformable par quelques bonnes paroles
et quelques coopérations entre acteurs urbains et enseignants.
Du point de vue des emplacements, de l'irréparable
a parfois été commis ou est en train de se commettre
avec l'installation non raisonnée des activités logistiques
les plus nuisantes. Les élèves de banlieue s'habituent à
vivre avec des décibels que couvrent leurs cassettes mais
pas la voix du professeur.
Ces exemples montrent que l'affirmation des valeurs
républicaines, toujours à l'ordre du jour de l'école en
France, semble devoir s'accompagner d'analyses des
conditions très concrètes, localisées, et de choix très pragmatiques.
L'école semble toujours à la recherche de la
position intellectuelle et symbolique de centre de la
société locale. Mais aujourd'hui elle est adjacente à une
pluralité de centres, liés aux autres secteurs de la société ;
ainsi remplit-elle le rôle d'intermédiaire entre son public
et la société. Encore faut-il qu'elle reconnaisse davantage
son interlocuteur principal, celui au nom duquel elle et
tous ses partenaires agissent : l'enfant ou l'adolescent. Des
méthodes de recherche qui impliquent davantage les
acteurs eux-mêmes seraient sans doute à employer, même
si l'observation au long cours apporte déjà son lot d'informations.
Un processus de recherche qui se proposerait
de développer l'expression institutionnelle des jeunes scolarisés
apprendrait sans doute beaucoup à l'ensemble des
partenaires de l'école dans la ville.
Anne Querrien, Pierre Lassave