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Numéro 76 Septembre 1997

Ville, emploi, chômage

Notre mémoire collective nous enseigne que nous sommes montés de la campagne à la ville pour y travailler et employer notre énergie au service des multiples activités qu'elle rassemble. Plus la ville est grande et plus elle offre de diversité, d'opportunités de s'investir là où on peut donner pleinement sa mesure. Cette vision d'une ruche urbaine accueillante, qui fait de la ville un grand centre d'emploi fonctionnel, a correspondu en fait seulement à certaines périodes de reconstruction ou de grands travaux au cours desquelles le chantier urbain offrait un espace fertile en occasions de s'émanciper et de progresser dans l'échelle sociale. Dans la période actuelle au contraire, quel que soit l'angle sous lequel on aborde la relation ville-emploi, une nouvelle forme de ville apparaît, éclatée en fragments entre lesquels le travail ne circule pas et dans lesquels il se raréfie. Tandis que l'emploi devient plus précaire, les aires de recrutement se précisent, et les quartiers définissent des types de compétences urbaines employables par des types d'entreprises différentes. La proximité habitat-travail n'est plus requise ni assurée par des transports collectifs comme dans le modèle urbain industriel. Au contraire, une grande dispersion des origines géographiques et une individualisation complète des trajets caractérisent la mobilisation à l'échelle de l'agglomération. L'habitat s'est étalé plus que le travail, notamment pour les accédants à la propriété récents et peu fortunés. Certaines mobilités se cantonnent à la périphérie ; les services centraux publics et culturels, ne sont parfois fréquentés que par obligation, donc rarement. Certes le pouvoir d'agglomération, quand il existe, essaie de relier par des transports collectifs et surtout par des infrastructures routières les différents fragments éclatés de la métropole, mais l'urgence et l'absence de moyens l'obligent à sélectionner parmi tous les segments de production ceux qui sont les plus capables d'un nouveau développement. Une ligne de sites modernes, où travailler et consommer, borde l'autoroute et sélectionne les travailleurs capables d'une mobilité de plus forte amplitude. Cette nouvelle ville de l'emploi dispersé produit des laissés pour compte, chômeurs et autres « inemployables » qui ne se recrutent pas seulement parmi les plus défavorisés, même si les règles de financement du logement tendent à regrouper ces derniers. Toutes les catégories, y compris celle des scientifiques et des techniciens, ont leur lot de misère, à laquelle se confronter. Aucune spécialité n'est épargnée par la mise en place de ce nouveau paysage urbain, où la question du retour à la campagne est posée d'ailleurs comme horizon mythique. Frayer une voie d'avenir, c'est au contraire combiner des formes nouvelles de qualification, notamment dans les services, avec les transformations de la ville. Il ne s'agit pas seulement de services aux entreprises directement commandés par elles, ni d'emplois de simple reproduction sociale comme le dit une nomenclature encore soumise à l'impératif industriel. Les nouveaux emplois urbains, qui peuvent se développer à côté des nouveaux emplois industriels et de services, produisent de nouvelles relations sociales, de nouvelles manières de faire ou de vivre, proposent d'autres plaisirs et d'autres désirs. Or la crise de l'emploi s'accompagne d'une pression sur les salaires qui limite à une frange étroite les salariés susceptibles de soutenir familialement de telles innovations. L'invention de nouvelles formes de vie urbaine riches en temps de loisirs ne peut être que socialisée, sinon on risque de ne pouvoir observer ces innovations sociales qu'aux marges de la société. La socialisation des loisirs relevait jusqu'alors de l'initiative et des fonds publics. Or la création récente d'emplois sur fonds publics semble s'orienter vers des activités de coordination et de contrôle de l'existant plutôt que vers des innovations véritables, impossibles à définir centralement. Le risque est de créer un supplément précaire à l'emploi public existant, fonctionnel et limité, notamment dans son recrutement. Tout semble dans ce cas cependant dépendre des forces instituantes locales mobilisées par la création de ces nouveaux emplois, des relations entre les agents qui contribueront à leur création. Les réalisations seront probablement très différentes selon les lieux malgré les normes centrales édictées. Il restera à évaluer les formes concrètes et territorialisées de ces nouveaux emplois créés. Mais, la persistance du chômage malgré la répétition des initiatives montre notamment que tous les citadins n'ont pas les mêmes chances de pouvoir s'articuler à un projet de service ou de travail industriel. Il existe des discriminations à l'embauche. D'après les enquêtes, elles frappent davantage les jeunes d'origine maghrébine que les autres jeunes originaires des quartiers défavorisés. On pourrait croire qu'elles sont tout simplement l'effet d'un racisme affiché ou discret. Mais l'analyse montre qu'il s'agit plutôt de mesures protectrices de l'emploi local, rationnelles en leur temps et donc amendables. L'intervention syndicale peut devenir indispensable à cet égard, pour faire qu'à travers l'entreprise la ville employeuse retrouve son rôle émancipateur. Certes, l'insuffisance globale des capacités d'emploi limite ce retour et rend toutes les tentatives conflictuelles, contradictoires, partielles. Tous les témoignages rassemblés dans ce numéro font état, du côté des salariés, d'une très grande bonne volonté à vivre avec positivité l'adversité de la ville qui se détourne de son rôle de pourvoyeuse d'emploi et de mobilité sociale. Associations, familles, communautés immigrées, se mobilisent pour soutenir les recalés de la course à l'emploi, les aider à supporter l'échec et à trouver leur voie. Cette solidarité multiforme dessine un nouveau visage de la ville, dans lequel la société civile, élargie au-delà de la famille, complète les transferts insuffisants de l'État et des collectivités locales, tisse de nouveaux liens sociaux. Il n'est pas sûr que ce soit dans les endroits les mieux pourvus du territoire que ce tissage soit le plus intense. Inversement il est difficile à réaliser sans un minimum de ressources. Il laisse parfois à l'écart les jeunes trop gênants qui trouvent alors compensation dans l'errance et les activités illicites. Les tissus urbains dans leur diversité fournissent des abris aux passages de relais, aux partages d'informations, aux constructions de carrières, il est vrai trop souvent précaires. Et la ville continue d'attirer ; si elle ne fournit pas d'emploi, elle soutient toujours. Dans les banlieues, au milieu des parkings et des lotissements, les supermarchés réunissent employés et clients autour de la cérémonie rituelle du remplissage du frigidaire hebdomadaire. Mais d'autres attitudes se fraient un chemin dans ce nouvel espace public de fait, réceptacle de toutes les rencontres. Chaque lieu de la ville permet une coopération particulière, les technopoles concentrent l'investissement scientifique, le faubourg accueille les pratiques plus ou moins irrégulières, le centre met un terme provisoire aux errances. Le foisonnement des formes d'emploi duplique celui des formes urbaines, rendant difficilement évaluable toute mesure unique qui prétendrait venir à bout du problème. Les grands chantiers urbains restent une modalité de création d'emplois au moins temporaires, mais des événements sont nécessaires pour les justifier (Bicentenaire, Coupe du monde de football, Jeux Olympiques, Célébration de l'An 2000, etc.) Les villes se font concurrence pour les attirer. Il faut imaginer sur le long terme des activités pour les faire vivre et parier sur les ressources qu'ils vont pouvoir mobiliser. La formule fait encore recette, notamment dans les cas où la restructuration du tissu urbain s'impose. Les recherches à notre disposition ne comportaient pas d'évaluations de grands projets urbains, ni du partenariat impulsé avec les grandes entreprises par la politique de la ville. Dans l'un et l'autre cas, les chiffres constatent l'effort d'insertion, mais nous cherchions plutôt des analyses de nouvelles formes de coopération urbaine entre la ville et l'activité économique, analyses dont ce numéro présente quelques exemples, même si l'on peut regretter un regard insuffisant sur les processus à l'oeuvre au sein des entreprises mêmes. Le chantier urbain d'aujourd'hui passe évidemment par des travaux de terrassement, des ferraillages de béton, et autres activités classiques de construction, mais il est surtout un chantier de travail immatériel où s'élaborent et s'expérimentent le nouveau rapport salarial, le nouveau rapport public/privé, la nouvelle hiérarchie des salaires et des métiers. La ville offre la possibilité d'un tel travail immatériel parce que l'espace du hors travail-commandé, l'espace de loisirs, y forme immédiatement espace public, espace de rencontres sans interconnaissance préalable nécessaire. La nouvelle configuration urbaine dispersée menace cet acquis de la ville industrielle lorsqu'elle confine l'espace des rencontres à celui de l'écran solitaire de télévision ou à l'embouteillage automobile. Les fermetures et transformations de cafés dans les grandes villes sont un indice de cette perte d'espace public. Au-delà de la description inquiète de ces évolutions, le rôle de la recherche urbaine est alors d'observer la naissance, au sein de situations durement compromises ou jalousement conservées, de coopérations et de solidarités inattendues, qui changent le sens des choses et indiquent que la ville, comme urbanité, reste encore à l'oeuvre au coeur de sa dispersion. Anne Querrien, Pierre Lassave