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Numéro 74 Mars 1997

Natures en villes

Les villes ont conquis sur le désert, la forêt et les champs la nature qu’elles recréent, entretiennent, élèvent, admirent et contemplent. Ville et nature ont entretenu des rapports constamment ambivalents. La ville moderne a semblé parfois cantonner sa compagne dans des fonctions d’alimentation, d’hygiène et de récréation, négliger ses attraits sensibles et sa puissance d’émotion. Pourtant, tout ce qui vit autour de l’homme, loin de seulement l’alimenter, l’interroge sur son origine ou son devenir, l’enthousiasme ou l’effraie. Les utopies de fusion de la ville dans l’élément végétal se traduisent communément par le prolongement jardiné des logements ou l’accompagnement de quartiers neufs par des promenades plantées. La nature s’y diffracte en qualités de couleur, d’odeur, de toucher, et se signale par une altérité que guette l’artifice tant elle est l’objet d’une mise en scène. Arbres, herbes, fleurs, buissons, mais aussi oiseaux ou insectes s’érigent en témoins d’une ruralité supposée perdue ou de la possibilité d’une résistance aux ravages écologiques de la société industrielle. Ce numéro des Annales de la Recherche Urbaine explore quelques-unes des dimensions selon lesquelles la nature est travaillée par ceux qui se consacrent à observer, à reproduire et à déplacer ses rapports avec les citadins. De la peinture chinoise au jardin japonais (Augustin Berque), du fleurissement des villages (Michel Conan et Juliette Favaron) à l’agriculture périurbaine (Pierre Donadieu et André Fleury), de l’embellissement des voiries (Ann-Caroll Werquin et Alain Demangeon) à la rédaction de chartes écologiques ou de trames vertes à l’échelle des agglomérations (Christian Calenge, André Micoud), nombreuses sont les formes de capture de la nature par le dessein urbain, avec le risque que la capture tienne lieu de projet, que l’aménagement se limite au « verdissement » et refoule le sens des lieux pour chacun. Le plaisir de parcourir la campagne romaine se goûte encore à l’époque moderne (Anne-Marie Leeuwen- Maillet). Depuis l’époque antique, la présence de la nature dans cette ville est comprise comme une récréation visuelle et spirituelle agrémentant les rencontres. La ville américaine présente des contours plus durs sous les feuilles qui cachent son hyperfonctionnalité, la juxtaposition des espaces de logement, de travail, de loisir, de commerce, les équipements de sécurité (Cynthia Ghorra- Gobin). La prairie supporte toujours la maison comme dans le rêve dessiné par Frank Lloyd Wright, ou les séries télévisées, mais elle est réduite à la dimension d’une pelouse inapte aux chevauchées. Ce rétrécissement des perspectives au sein de l’étalement urbain conduit d’ailleurs à rechercher des compensations temporaires dans les natures dites sauvages des voyages exotiques, mobilité aidant. Les sites urbains n’ont pas été aplanis comme Descartes pouvait en formuler le souhait. Il est toujours possible de gravir des pentes dans les grandes villes et d’y rencontrer des fragments de nature jalousement conservés. Ce sont souvent aussi les sites de luttes urbaines pour la défense d’un patrimoine. Mais comme le montre l’exemple de Montréal, ces mouvements n’empêchent pas toujours la forêt de se faire peu à peu grignoter, policer (Gilles Sénécal). Que sont donc les pratiques urbaines accueillantes à la nature, c’est-à-dire pour la plupart de nos auteurs, au végétal ? Dans toutes les grandes villes, le petit jardin privatif résiste, malgré la sécheresse comme dans les villes nouvelles proches du Caire (Bénédicte Florin) et malgré le quasi achèvement de l’urbanisation comme à Nantes (Élisabeth Pasquier), affirmation colorée d’une multiplicité de destins sociaux gravitant autour de quelques parcelles de terre. Ce jardinage entrelace la nature et la société dans la production d’un espace et d’un temps choisi comme pour prendre en défaut l’idéal de maîtrise du système technique urbain. Les villes nouvelles invitent même officiellement les habitants à en faire l’expérience (Nathalie Cadiou et Vincent Fouchier). Leur parti d’urbanisme offre aux résidents des espaces expressément aménagés, comme pour habiller le béton des signes d’une croissance progressive. Les jardiniers forment partout de petites sociétés qui défient le découpage de la ville en îlots individualisés. Dans le jardin on noue et on cultive les relations conviviales à travers l’échange au jour le jour de recettes et de coups de mains. Les observateurs des oiseaux sont une autre de ces espèces de chasseurs d’étrangeté que suscite la nature en ville. Ils rencontrent au bout de leurs jumelles les nourrisseurs, leurs complices, inégalement répartis selon l’âge, la densité et l’éloignement du centre. Ils rencontrent aussi des indifférents voire des ennemis du genre volatile (Philippe Clergeau et al.). Une grande ville est donc habitée par de multiples pratiquants de la nature, divisés en autant de groupes que de manières d’aborder cette étrangère et de défendre le culte singulier qu’ils lui vouent. Le moindre bouquet de fleurs renvoie l’image de cette multiplicité comme un mot dans le dictionnaire évoque la polysémie. Concevoir la nature dans la ville conduit à reconnaître ses formes presque infinies comme autant d’objets de désir, d’horizons d’attente, mais aussi de marqueurs d’identité. La maison de ville s’entoure d’herbes et de plantes cultivées pour chasser la pauvreté ou le mal-être. On peut voir là l’effet d’un urbanisme moralisateur s’érigeant contre l’uniformité architecturale des lotissements périurbains et le déracinement de ses occupants. On peut aussi faire l’hypothèse que la nature s’exprime différemment dans chaque parcelle, selon les histoires amenées par chacun. Elle vaudrait alors comme affirmation de soi si tant est que la parole habitante trouve localement les institutions aptes à l’exprimer, ce qui reste un peu partout à construire. Loin de symboliser le retour à une norme rurale traditionnelle, définitivement hors d’atteinte, la nature concédée aux nouveaux habitants, ou secrètement entretenue par eux, inviterait la ville à se mettre en récits, en paroles, à s’énoncer pour les uns et pour les autres. La nature dans la ville aurait alors cette vertu accueillante qu’ont toujours les bancs qui parsèment les espaces publics, invitation à parler et à écouter, à se sentir l’hôte temporaire d’un lieu élu, habitant d’un devenir jardin du monde promis par la Bible, le Coran et les grands récits mythiques. Comme le paysage, le jardin institue un être de la ville et de la rencontre, dans le vis-à-vis de la nature et de la culture ; il invite à voir un projet de vie, immuabilité changeante au gré des cycles du temps, permanence ou éternel retour. La nature dans la ville, enserrée dans les pots, dans les squares, le long des avenues, témoigne du temps qui continue, qui passe et qui dépasse la journée et la vie humaine à laquelle se borne souvent la conscience. Les arbres, les herbes, demeurent toujours là, malgré les saisons, pour dire dans la rue, le parc ou le cimetière qu’un projet autre que le sien existe au-delà de soi ; une rencontre qui invite à la modestie et au respect (Catherine Mosbach et Marc Claramunt). On pourrait dire la même chose des murs ou des nouveaux bâtiments. Le travail des architectes et des paysagistes cherche notre assentiment et il l’obtient parfois, quand il se fait décor indiscuté, signature d’une identité. Quand la ville est reconnaissable c’est qu’une quasinature s’y est formée, un patrimoine historique même récent, à protéger à l’égal des paysages du patrimoine naturel. Entre les pratiques intimes de la cueillette, du défrichage, de la plantation, de l’arrosage ou du bouturage, et la contemplation des pelouses aménagées ou des arbres d’alignement, le répertoire des rôles et des compétences se déploie et se complexifie au fur et à mesure que les acteurs entrent en scène (Yaël Haddad). L’environnement proche peut-il faire paysage, atteindre à une qualité d’émotion visant l’universel tout en accueillant les pratiques locales ? Ce sont les questions qu’on se pose aujourd’hui. Quel est d’ailleurs cet universel que la nature dans notre entour symboliserait ? L’antériorité de la condition rurale des hommes sur la condition urbaine contemporaine (Christiane Sarlangue et al.) ? Ne s’agit-il pas plutôt de la présence de l’universel dans chaque point singulier, comme développement extrême de ses propres qualités ? On peut également voir la nature dans la ville comme un travail ; travail agricole de semailles, de coupe, de protection contre les animaux, les intempéries et les autres végétaux ; travail d’élevage quand il s’agit de l’espèce animale ; travail de l’imaginaire bien sûr. La nature cultivée symbolise les démarches que la ville engage vers l’autre. L’embellissement mutuel de l’espace public et privé reste la règle de l’aménagement des grandes villes ; le respect des pelouses est recommandé, mot d’ordre paradoxal s’il n’est pas payé de retour pour ceux qui en sont exclus. La privatisation se développe dans le secret des familles. Distribuer des parcelles de verdure ou laisser se développer des cultures plus ou moins clandestines ne suffit sans doute pas à naturaliser la ville, pas plus que conserver ou multiplier des arbres ici et là. L’orgueil des nouvelles constructions en hauteur affirme le triomphe du minéral régulier sur l’inextricable végétal. Et pourtant ce dernier, au propre comme au figuré, pénètre les appartements et les bureaux pour les rendre vivables. Anne Querrien, Pierre Lassave « Tu borderas toujours notre avenue française par ta simple membrure et le tronc clair qui se départit sèchement de la platitude des écorces Pour la trémulation virile de tes feuilles en haute lutte au ciel à mains plates plus larges d’autant que tu fus tronqué Pour ces pompons aussi ô de très vieille race que tu prépares à bout de branches pour le rapt du vent Tels qu’ils peuvent tomber sur la route poudreuse ou les tuiles d’une maison… Tranquille à ton devoir tu ne t’en émeus point : tu ne peux les guider mais en émets assez pour qu’un seul succédant vaille au fier Languedoc A perpétuité l’ombrage d’un platane. » FRANCIS PONGE, « Le platane » Le Grand Recueil