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Numéro 86 juin 2000

Développements et coopérations

QUELLES COOPÉRATIONS POUR LE DÉVELOPPEMENT ? Rassembler des contributions de chercheurs déclinant la notion de développement urbain depuis des positions très différentes relève peut-être d’une nouvelle « religion des mots » (cf. Bernard Kalaora, Ethnologie française, 1999). Qu’y a-t-il en effet de commun entre des pratiques d’experts issus des sciences économiques, géographiques, et parfois sociologiques, qui s’attachent à évaluer ce qu’il en est de la pauvreté relative de certains espaces, et à y proposer remède? Les démarches de connaissance et d’intervention sur les territoires sont-elles déjà de fait toutes soumises aux mêmes critères d’appréciation, à une exigence de pertinence mondialisée qui ne fait plus des terrains que des points d’application d’un même discours universalisant ? Ce discours est-il scientifique, à la fois descriptif et explicatif, ou n’est-il que politique, accompagnement idéologique d’une domination économique ? Sans doute participons-nous, du fait de la position institutionnelle de la revue, de l’attitude qui consiste à « mettre à plat » les termes d’un débat, plutôt qu’à en pousser l’argumentation à son point de fusion. Pourtant, en demandant aux uns et aux autres, de façon relativement aléatoire, mais avec le souci de « couvrir » le champ, qu’est-ce qu’était pour eux « le développement économique local urbain », terme proposé à notre méditation par Catherine Farvacque-Vitkovic (Banque mondiale), nous avons découvert que le principal réquisit du développement était la « coopération ». Non pas au sens administratif du terme, mais au sens basique : le fait que deux acteurs travaillent ensemble, deux acteurs ne partageant clairement pas la même identité, deux acteurs hétérogènes l’un à l’autre. Ce n’est que dans la relation à une hétérogénéité, dans son acceptation, dans son exploitation, qu’on peut se développer : expression simplifiée de la théorie des externalités positives. En période de crise, la théorie de « la croissance endogène » et les pratiques du « développement local » ont permis de retrouver un certain optimisme. Or la nouvelle mise en oeuvre du capital humain proposée s’appuie sur une politique de transferts d’argent public en direction des institutions de formation et des universités, et sur la constitution de nouveaux acteurs sur le terrain. L’ensemble des cas de figures évoqués ici, dans la diversité des échelles territoriales considérées, invite précisément à observer à chaque fois l’émergence de nouveaux acteurs, et les modalités de l’organisation de leur coopération, ou les risques qu’il y a à les laisser opérer hors d’institutions de coordination, hors de la production de nouveaux types d’espaces publics. L’intérêt du « développement économique local urbain », tel qu’il se constitue comme objet de recherche, et comme enjeu de pratiques, c’est qu’il est d’emblée public dans son appréciation, sa discussion, son évaluation, alors que le logement, objet antérieur et encore actuel des politiques urbaines, est un bien privé, auquel il est demandé à la puissance publique de garantir l’accès, dans une action qui dans les pays développés ne se poursuit qu’à la marge. Les critiques souligneront que cet élargissement du débat sur la coopération urbaine masque la segmentation des formes d’action selon les publics, et les villes cibles : investissements financiers et industriels dans les villes susceptibles de rembourser les prêts, coopérations culturelles et techniques entre les municipalités des villes de second rang, actions spécifiques en direction des populations les plus pauvres par l’intermédiaire des organisations non gouvernementales. Une stratification au coeur de laquelle les transversalisations seraient davantage maffieuses et prédatrices, que publiques et démocratisantes. C’est le point de vue défendu ici par Annik Osmont. Nous faisons l’hypothèse que c’est la composition des attitudes de ceux qui oeuvrent au coeur de ces situations, notamment de ceux qui les commentent, qui fera la différence, selon le principe de la « prophétie autoréalisatrice », avancé par Robert K. Merton. La chose est donc objectivement indécidable mais peut faire l’objet d’un acte de foi « laïc ». Quatre formes de développement sont à distinguer dans le corpus que nous avons rassemblé. Elles correspondent à des moments historiques successifs dans la prise de conscience des problèmes posés par la transformation des villes : vision quantitative du développement urbain, découverte sociale de l’inégal développement au sein de la ville, réflexion économique sur les externalités, premières explorations de la notion de développement durable. Le développement urbain en masse Comme l’indiquent Catherine Farvacque-Vitkovic et Lucien Godin, la population urbaine est maintenant majoritaire sur tous les continents y compris l’Afrique. Toutes les analyses convergent pour dire que la fraction du PIB produite dans les villes est supérieure à la part des villes dans les populations nationales : elles sont donc plus productives. Le débat porte maintenant sur la part respective des régions capitales et des régions centrées autour de villes secondaires. Huhua Cao, Ying Zhao et Sylvain Losier abordent la question de la métropole régionale avec le cas de la région urbaine de Shanghaï, qui avec le concours des investissements étrangers s’est lancée dans des travaux gigantesques, alors qu’elle accueille déjà 30 % de la population chinoise et produit 40 % du PIB. Depuis 1990, 5 000 compagnies étrangères venant de 70 pays se sont installées dans l’île de Pudong qui se hérisse de tours. Il reste, avec l’aide du gouvernement central qui accompagne toute l’opération, à développer les services aux entreprises et à la population qui ne sont pas aux standards internationaux, et à traiter du problème de la population flottante d’origine rurale qui n’a pas les qualifications nécessaires pour participer à cette croissance. Au Maroc, le développement urbain se heurte à la faible disponibilité en terrains équipés d’après Mohamed Benlahcen Tlemçani et Rufin Missamou. Cependant, depuis 1987, les opérations de relogement ont permis de former des opérateurs publics à des modes de gestion innovants. Les entrepreneurs en bâtiment doivent articuler les exigences des deux sociétés de référence, moderne, et traditionnelle ; un travail de composition qui en fait des agents de coopération sociale d’autant plus essentiels que les moyens publics sont largement en deçà des besoins estimés. A Cotonou au Bénin, la pression foncière quantitative est moins forte qu’il y a quelques années, mais la spéculation foncière bat son plein. Les trois quarts des habitants n’ont pas de terrain en pleine propriété ; les plus fortunés d’entre eux cherchent à s’en procurer. Les mutations se succèdent à vive allure, mais les terrains acquis ne sont construits qu’à 10 %. Régularisations par l’État, accueil de réfugiés d’autres pays, tout concourt à augmenter les prix. 90 % de l’activité du pays est concentrée à Cotonou, et l’argent disponible pour ce jeu augmente. Il faudrait restructurer le marché immobilier. Les dépendances économiques et intellectuelles le permettront-elles ? Le développement social urbain Si le terme de « développement social urbain », inventé par des habitants et repris par les institutions avant d’être transformé en « politique de la ville », n’a pas de traduction mot à mot dans les autres langues, les pratiques de rénovation, de réhabilitation, de régénération et aujourd’hui de « renouvellement urbain » se sont développées dans tous les pays à commencer par les États-Unis. Marie-Hélène Bacqué propose un bilan de ces trente-cinq années de luttes contre la dualisation sociale, de coopération directe entre le gouvernement central et les associations d’habitants des quartiers défavorisés. À la lumière de ces expériences, cette coopération ne doit-elle pas être vue plutôt comme un passage de relais, un désengagement, une ouverture incapable de compenser le recul global sur les transferts sociaux ? À Anvers, Christophe Demazière observe que malgré les initiatives sociales en direction des vieux quartiers ouvriers, le déclin économique de ceux-ci ne peut être enrayé, même si des moyens sont mis à la disposition des habitants par des associations aidées par l’État pour créer des entreprises et se former. La complémentarité entre ces nouvelles micro-entreprises et le développement en cours dans la métropole existe dans le secteur de la maintenance urbaine, mais cela revient à spécialiser la population de ces quartiers dans des travaux très dévalorisés. Comment développer de nouveaux partenariats avec des acteurs de la métropole pour cette population, lorsque l’action publique vise surtout à soutenir le revenu individuel ? Marie-France Prévôt Schapira rencontre le même type de problème en Argentine où les contraintes politiques internationales limitant les dépenses publiques ont transformé les politiques sociales en plans d’assistance ciblée et personnalisée, pendant que se multiplient les organismes de médiation entre l’État et les pauvres. Le nombre de ceux-ci va croissant du fait de l’évolution du marché du travail : emploi informel, mises à la retraite, chômage. Et du coup, les budgets des plans d’assistance ne sont pas suffisants. La sélection des bons pauvres reconstitue les clientèles politiques qui devaient disparaître avec l’abolition de la politique sociale corporatiste. Les solidarités de proximité ne constituent qu’une « citoyenneté à basse intensité », assignée à résidence dans la commune de distribution des fonds. Le développement local urbain Pourtant, si l’on considère l’économie du point de vue de la population et de l’emploi plutôt qu’en termes de valeur ajoutée, ce sont ces solidarités de proximité, ces relations de voisinage qui constituent les ressources les plus sûres pour un développement de l’emploi local. Les services à la population, privés et publics, constituent dans un pays comme la France l’essentiel de l’emploi local, nous dit Laurent Davezies. Si la voie de développement qui consiste à attirer des investissements semblent bouchée, on peut toujours par une politique de gestion du paysage, par la création d’établissements de formation, attirer des retraités, ou des étudiants, des gens « non-actifs » et dont les revenus, issus de transferts à l’échelle nationale, engendrent de l’emploi local. Michel de Bernardy décline l’hypothèse dans le cas du développement par la recherche et l’expérimentation de nouvelles technologies. Il en appelle au développement d’apprentissages collectifs régionaux pour favoriser l’innovation et le renouvellement des compétences. Dans ce modèle de croissance, l’État, et éventuellement les institutions internationales comme l’Union Européenne, occupent une place de choix comme garants de cette nouvelle éclosion d’entreprises locales essaimant à partir de l’Université. Jean-Marie Cour, en présentant le programme Ecoloc pour l’Afrique de l’Ouest, montre cette stratégie à l’oeuvre dans des petites régions urbanocentrées où les experts ont pour rôle de faire émerger des coalitions d’intérêts autour de la formation et de l’information économiques. Xavier Greffe choisit un autre type d’externalité présente dans le territoire et mobilisable pour le développement : le patrimoine historique, qu’une gestion prudente a su préserver et qui va maintenant pouvoir se transmettre tout en devenant un levier de croissance économique, via la fréquentation touristique. Certes, cela ne va pas sans contradictions car il n’est pas sûr que le patrimoine valorisé pour les touristes soit celui qui intéresse le plus les habitants. Des conflits de droits de propriété peuvent être provoqués par des opérations de réhabilitation du patrimoine construit. Comme toute dimension de développement local, la gestion du patrimoine est objet de choix politiques qui doivent être débattus publiquement. Le développement durable des villes Sur ce nouvel avatar de l’urbanisme, le débat est loin d’être clos, tant la durabilité n’est supportable que comprise au deuxième, troisième, voire nième degré. Et tant la pression économique pour satisfaire la demande d’urbanisation la plus rustique continue de s’exercer lourdement comme le montre Jean Louis Zentelin. Nombre de chercheurs préfèrent se rabattre alors sur la dimension plus sûre des luttes contre les pollutions, tout en essayant d’en faire des enjeux de bonne gouvernance locale, de coordination entre entreprises, et entre les entreprises et les partenaires publics. Tel est le cas de Vincent Roche, Natacha Gondran, Valérie Laforest et Christian Brodhag constatant que si la territorialisation d’une problématique est un critère d’efficacité, elle rebute les experts internationaux à la recherche de références universalisables. Ils soulignent par ailleurs la réticence des partenaires locaux à la réglementation et l’apparition dans ce champ d’experts autrement efficaces, les agents financiers et d’assurances. Mais quel va être le coût pour les usagers finaux, notamment des pays du Tiers monde, de technologies dans lesquelles auront été incorporées les exigences mondiales de respect de l’environnement se demandent Jean-Claude Bolay, Yves Pedrazzini et Adriana Rabinovich? Certes, les organisations internationales s’efforcent d’élaborer des critères universels d’évaluation du développement durable, mais ceux-ci ne vont-ils pas avoir pour effet de classer une fois de plus sur une échelle qui fera toujours apparaître les mêmes exclus ? Ne doit-on pas s’attendre à une augmentation générale des dépenses inhérentes à la vie urbaine, encore davantage génératrice d’habitat précaire sous-équipé ? Sans péréquation des coûts, le développement durable ne risque-t-il pas de conforter son contraire ? Marc Gossé avance l’hypothèse qu’en faisant fi des formes construites par l’histoire, le développementalisme économique participe toujours d’une entreprise de désappropriation des populations de leur territoire qui ne peut que se traduire par une anti-productivité généralisée. Hypothèse séduisante qui conduit à une conception du développement durable comme maintien et construction d’une biodiversité naturelle et culturelle. Dominique Lorrain, plus prudent, se demande comment construire une coopération avec des partenaires qui à l’instar des Chinois tiennent des documents comptables modulables au gré des circonstances et multiplient en miroir les structures de dialogues. Une expérience redoutable mais qui l’invite tout même à croire en la pérennité des possibilités de commerce avec la bureaucratie céleste recyclée dans le management des grandes compagnies privatisées. Le développement des régions urbaines Cet ensemble de recherches fait de la grande région urbaine, organisée autour d’une métropole capable de dégager et d’organiser la redistribution d’un surplus, le véritable sujet politique et géographique du développement tant urbain qu’économique. Une conclusion à laquelle sont parvenus de leur côté les chercheurs réunis à l’Université de Californie à Los Angeles du 21 au 23 Octobre 1999. La vision est unifiée au niveau mondial, soumise dans ses réalisations à l’infinie diversité de l’échelle locale, et capable de s’accommoder de n’importe quel régime politique, soit toutes les qualités du « concept » international. Georges Cavallier, qui coordonnait la délégation française au Sommet des villes à Istanbul en 1996, estime important de ne pas en rester à cette indifférence aux conditions institutionnelles de réalisation des programmes et des projets : le travail de coopération ne va pas sans reconnaître les inégalités et mettre en oeuvre les péréquations indispensables à la crédibilité du développement. Anne Querrien, Pierre Lassave