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Ville et vulnérabilités

publié le 22 octobre 2015

Vulnérabilité des gens, vulnérabilité des choses

Éditorial

La vulnérabilité, un analyseur pertinent ?

L’appel à articles à l’origine de ce numéro a rencontré l’intérêt de nombreux chercheurs. Il faut y voir, sans doute, le signe de temps marqués par une perception à la fois plus diffuse et plus aiguë de la vulnérabilité de la condition urbaine. La plupart des articles le montrent, la vulnérabilité est moins un état qu’un processus, moins une qualité individuelle qu’une relation : la convergence est ici remarquable sur une diversité d’objets et une large palette de méthodes. Nous postulions aussi, seconde idée directrice, la nécessaire contextualisation des vulnérabilités, ou plus exactement des processus de vulnérabilisation. En effet, qu’ils soient exposés, voire surexposés ou qu’ils demeurent invisibles, ces processus se développent en contexte, dans des lieux de la ville, mettant en jeu des relations entre territoires et populations, entre institutions et marges, entre communautés et individualités.
La vulnérabilité est constitutive du fait urbain, écrivions-nous dans l’appel. De tout temps, les événements catastrophiques ont été redoutés par la population des villes et leurs édiles. Malgré les avancées technologiques considérables, l’urbain contemporain demeure vulnérable. Peut-être même l’est-il davantage : plus un système est complexe, moins il est prévisible dans les effets en chaîne déclenchés par un accident ; il en résulte une sophistication de la prévision du risque dont les effets sont cependant difficiles à évaluer. Mais il en résulte aussi parfois un étonnant déni, comme s’il suffisait de ne pas penser le risque pour qu’il cesse d’exister. Parallèlement, dans la « société du risque », on observe des dynamiques privées et publiques, individuelles et collectives, qui, plutôt confidentielles ou ouvertement consensuelles, ont pour objet de réduire tel ou tel facteur de précarisation. Si certaines contribuent à une meilleure protection, voire participent d’une possible émancipation de l’étau du risque et du carcan de la contrainte, d’autres au contraire accentuent les vulnérabilités en tentant de les prendre en charge. La fabrique des vulnérabilités est aussi intéressante à explorer que les voies de sa réduction ; mieux, les deux dynamiques sont indissociables, et c’est le mérite de plusieurs des articles de ce numéro que de donner à voir la ville dans sa matérialité sociale et physique, comme une machine à réduire les vulnérabilités qu’elle génère. Ce sont alors les inégalités, les impuissances et les impasses, qui sont mises à jour, mais ce sont aussi, parfois, les cercles vertueux enclenchés qui retiennent l’attention. Enfin, des contributions montrent avec bonheur que l’horizon de la vulnérabilité est toujours double. S’il indique la blessure, il pointe aussi ce par quoi la dépendance s’impose, et avec elle la reconnaissance de la nécessaire solidarité entre les éléments du système afin qu’ils tiennent ensemble.
Les articles de ce numéro nous semblent contribuer à la réflexion et à la connaissance dans trois ordres d’idées. Le premier, plus centré sur les acteurs de la réduction des risques, et notamment ceux qui pratiquent l’intervention sociale, aborde les processus de vulnérabilité comme résultant de la tension entre les facteurs porteurs de capabilités, de reconnaissance et de droits, et les facteurs porteurs de fragilité et de vulnérabilité. Un deuxième ensemble porte sur les stratégies des individus – et plus rarement des groupes lorsqu’ils doivent faire face à des situations qui les mettent à l’épreuve. Enfin, le troisième regroupe ce qui concerne la réduction des vulnérabilités et des risques associés, en particulier les risques dits naturels, pensés comme systémiques. Ils interrogent la pertinence et les limites des politiques visant à en maîtriser les effets et ils explorent l’importance des inégalités sociales et territoriales dans ces processus. On voit bien, cependant, que ces trois ordres sont étroitement imbriqués. Mieux, puisque la vulnérabilité est produite, mais aussi éventuellement réparée dans les interactions entre acteurs, territoires et institutions, cette imbrication est sans doute une des caractéristiques principale du phénomène que ce numéro entend traiter.

Capabilités, reconnaissance, droits : vulnérabilités et intervention sociale

La question des vulnérabilités sociales, de leur production et de leur reproduction, fait écho aux interrogations des acteurs sociaux relatives aux recompositions qui traversent aujourd’hui le champ sanitaire et social, telles que la prise en compte de la souffrance sociale et de la santé mentale. La question renvoie à l’appréhension des potentiels d’action des populations évoluant dans des contextes de vulnérabilisation : les notions d’empowerment, de care, d’agency, en sont les expressions les plus utilisées. Il est intéressant d’en saisir les effets sur l’évolution des métiers, des valeurs et logiques de professionnalisation des acteurs travaillant en première ligne, dans des quartiers urbains denses, auprès des populations fragilisées et précarisées. La force des acteurs faibles, les potentiels et ressources développés au cœur des vulnérabilités, les interactions et circulations entre vulnérabilité des publics et vulnérabilité des intervenants, font partie des problématiques paradoxales ayant émergé dans ce champ.
Ainsi, la contribution de Christoph Reinprecht et Julia Dahlvik prend comme point de départ le rôle de l’environnement urbain dans sa complexité. Ici, le projet pilote de la municipalité de Vienne (Autriche) consiste en un dispositif des visites à domicile visant à faire circuler des informations dans les milieux des immigrés âgés en provenance d’ex-Yougoslavie et de Turquie. L’article montre le potentiel et les limites de cette intervention. On voit notamment que les acteurs qui prennent place dans ce champ procèdent de légitimités assez diversifiées et inégales, et mettent en œuvre des valeurs et des savoir-faire qui demeurent obscurs si on les abstrait des scènes sociales et urbaines dans lesquels ils sont engagés. L’article de Michel Joubert et Chantal Mougin analyse une démarche associative engagée sur une cité de Seine-Saint-Denis particulièrement touchée par la précarité. C’est ici la volonté de faire ciment par le voisinage qui fonde l’action. Le travail des intervenants est centré sur des valeurs fortement tournées vers la solidarité et l’entraide. Si cet agir sur les vulnérabilités laisse entrevoir des voies alternatives pour l’action sociale, l’article montre aussi la dépendance de tout le système à des personnalités faisant montre d’un engagement inconditionnel, et aux financements extérieurs. Dans le contexte de la mise à l’abri d’usagers de drogues vivant dans des conditions extrêmes de dénuement, la contribution d’Isabelle Maillard pointe à la fois la puissance mobilisatrice des valeurs portées par l’équipe en charge de l’accueil, et les impasses de cette expérience novatrice qui consiste à offrir de bonnes conditions de logement et d’accompagnement sans que des dispositifs prennent le relai, par exemple pour un accompagnement au logement pérenne. Au croisement de la question sociale et de la question urbaine, Pascale Pichon et élodie Jouve mettent en exergue l’interdépendance entre prise en charge sociale et prise en charge sanitaire en France, qui pointe la consécration du modèle de l’urgence en direction des plus pauvres. Elles montrent combien le droit à habiter demeure en retrait des politiques publiques déployées. Car si certaines ouvrent en effet des perspectives de meilleure protection, voire d’émancipation, d’autres au contraire accentuent les vulnérabilités en tentant de les prendre en charge. C’est ce que donne à voir l’article de Pascale Baligand, qui explore les liens entre espace et subjectivité à partir de plusieurs parcours de demandeurs d’asile, marqués par la concomitance d’une désorientation psychique et d’un morcellement des espaces. Pour désigner l’assignation aux marges, à un espace et à une existence liminaire, Mathilde Costil et élise Roche, à propos des dispositifs de relogement des bidonvilles dans les années 1960 et 2000 à Saint-Denis, évoquent la création d’une urbanité de l’entre-deux. Elles mettent à jour des permanences à travers le temps, et montrent que les dispositifs de relogement, reproduisent plus qu’ils ne les dépassent les vulnérabilités résidentielles préexistantes. Sur ce point, Erwan Le Mener et Nicolas Oppenchaim apportent une contribution particulièrement éclairante. En France, la protection de l’enfance est à l’origine de la mise à l’abri des enfants et de leur famille, le plus souvent dans des hôtels alors qualifiés de « sociaux ». Or, vivre en hôtel social expose à une forte instabilité résidentielle et par conséquent à de très fréquents changements d’école. Alors qu’elle constitue un point d’appui et un espoir souvent partagé par la famille, la scolarité de ces enfants s’en trouve donc passablement compliquée.

Faire face et faire avec : stratégies individuelles et collectives de réduction des vulnérabilités

C’est sous cet angle et en partant de l’expérience des personnes touchées plus particulièrement par des facteurs vulnérabilisants que plusieurs contributions ont choisi d’éclairer aussi la question. Ainsi, si l’article précédent montre les épreuves auxquelles enfants et parents sont exposés, il explicite aussi les ressources que ceux-ci développent pour faire face. Soucieuses d’éclairer les tenants et les aboutissants de l’émergence de la précarité énergétique comme catégorie d’action publique en France et en Grande-Bretagne, Florence Bouillon, Sandrine Musso, Johanna Lees, et Suzanne de Cheveigné montrent d’abord que la catégorie opère comme une euphémisation de phénomènes bien plus anciens, la pauvreté et le mal logement. Choisissant de saisir les réalités empiriques que recouvre le phénomène du point de vue des habitants concernés dans la région marseillaise, elles observent l’inadéquation de politiques publiques séparant inégalités sociales et inégalités environnementales. Dans la plupart des cas investigués, la qualité du bâti est clairement en cause. Et dans tous les cas, les arbitrages financiers opérés par les ménages sont producteurs de stress et d’anxiété. Nadine Roudil montre également comment les pratiques domestiques des ménages pauvres logés en habitat social sont pourvoyeuses de compétences et d’assurance dans la gestion du quotidien, mais aussi comment le discours sur les « bonnes pratiques » en matière d’économie d’énergie accentue leur vulnérabilité en remettant en question la légitimité de leurs savoir-faire constitués dans le combat quotidien contre la pauvreté. C’est aussi ce que la contribution de Gaspard Lion met en valeur par une enquête auprès des habitants des tentes et cabanes du bois de Vincennes à Paris qui s’organisent pour disposer d’un lieu offrant les qualités du chez-soi. Intimité, appropriation et ancrage se trouvent du même coup à l’épreuve des visées contraires des institutions peu enclines à tolérer, et même des intentions d’intégration dont ils sont les objets rarement consentants, du fait des ressources constituées sur place.
Cependant, le « faire face » ne concerne pas les seuls individus. Deux contributions offrent un éclairage sur des gestions de la vulnérabilité du lien social lui-même. Dans les deux cas, il s’agit non plus tant de « faire face » que de « faire avec » des changements majeurs touchant le fonctionnement du « vivre ensemble ». Le faire avec est alors un projet visant à unir les ressources disponibles dans l’environnement urbain et humain pour réduire le risque d’attentats terroristes dans le cas de l’article de Rémi Baudouï, et le délitement de la communauté de voisinage dans le Pékin d’après les réformes de l’ère de Deng Xiaoping, dans celui de Judith Audin.

Les vulnérabilités « systémiques » et la question de la réduction des risques

Plusieurs articles montrent le changement de regard en matière d’évaluation des risques dits naturels dans le contexte de changement d’échelle des accidents susceptibles de toucher les milieux urbains. Béatrice Quenault estime que ce changement explique en partie la place désormais centrale qu’occupe le concept de vulnérabilité, qui serait en quelque sorte victime de son succès et de ce fait, vidé en partie de son sens. De fait, la question se pose de savoir si le concept de vulnérabilité parvient à saisir un contexte partiellement nouveau dans lequel un certain nombre de grands systèmes techniques urbains sont entrés en crise, comme le montre, à propos de l’eau mais avec des exemples apparemment opposés, le cas de la région de Magdeburg, en Allemagne, présenté par Daniel Florentin, mais aussi celui de l’agriculture urbaine à Douala, analysée par Dominique Meva’a Abomo et un groupe de chercheurs de deux universités camerounaises. Si, dans le premier cas, les fortes diminutions de la consommation d’eau mettent à mal un système fondé sur la croissance et conduisent à un surdimensionnement et, partant, à une forme de vulnérabilité infrastructurelle suceptible cependant d’être corrigée par des réponses innovantes, aussi bien techniques que spatiales apportées par les différents opérateurs, dans le second cas, les inondations récurrentes et incontrôlées détruisent régulièrement une activité urbaine qui reste intensément pratiquée. C’est donc l’articulation entre l’aléa, la nature des nuisances entrainées, la réponse sociale, et les politiques adoptées, et non la connaissance à proprement parler du phénomène, qui apparait comme décisive, la vulnérabilité résultant de l’incapacité à articuler ces trois niveaux. Un utile contrepoint est fourni par la contribution de Sandrine Durand, qui montre que la perception du risque peut être totalement en décalage par rapport aux aléas prévisibles : dans le cas analysé, celui d’un territoire doté d’une forte attractivité, le risque d’inondation pourtant objectivé par le zonage, n’entraîne aucune adaptation de la réponse sociale laissant les politiques locales face à un dilemme. La vulnérabilité environnementale apparaît comme un enjeu parmi d’autres, de sorte que l’on peut comparer la manière dont les arbitrages s’effectuent dans ce champ avec ceux qui ont cours dans d’autres domaines, comme la « précarité énergétique », dont les particularités sont mal prises en compte. Il en va ainsi, selon Ute Dubois, de l’indicateur du taux d’effort énergétique des ménages, qui, s’appuyant sur les dépenses réelles des ménages, dit peu des privations et des arbitrages effectués. Une approche par la vulnérabilité permettrait aussi d’aborder la précarité énergétique sous l’angle des inégalités entre groupes sociaux et entre territoires. La contribution de Mickaël Blanchet va dans ce sens. À partir du constat de l’augmentation de la part des personnes âgées en ville et de l’option « individualiste » des politiques de la vieillesse, il explique comment une territorialisation de la prise en charge de la vieillesse s’est opérée sous un registre à la fois sectoriel et concurrentiel, contribuant à hiérarchiser l’offre socialement et spatialement. Encore faut-il identifier et reconnaître ces inégalités comme susceptibles d’orienter l’action. Les inégalités de territoires et leurs effets sur le diagnostic du risque sont examinés d’une façon originale par Mariantonia Lo Prete. Partant du constat que les aménagements et les usages portuaires constituent une menace pour le cadre de vie des riverains, elle analyse les contentieux dans 16 villes portuaires méditerranéennes françaises et italiennes entre 1998 et 2010. Le juge détenant le pouvoir d’établir la légitimité est constitué en acteur majeur de la définition du risque et des vulnérabilités associées.
L’ensemble des contributions éclaire la question que nous posions au départ, à savoir les liens entre la ville et la vulnérabilité. Elles nous apprennent que la fabrique des vulnérabilités est constamment à l’œuvre, mais aussi qu’elle génère ses propres antidotes. Elles nous apprennent aussi que ce sont dans les articulations entre l’aléa, la nature des nuisances entraînées, la réponse sociale, et les politiques adoptées que circulent, s’amplifient ou se réduisent les vulnérabilités. Le lien, cependant, entre vulnérabilités sociales et vulnérabilités environnementales nous incite à parfaire la compréhension des relations entre lieux, milieux et acteurs engagés dans de telles dynamiques. Puisque la vulnérabilité est relation, sa réduction (comme politique) et sa maîtrise (comme horizon) ne sauraient se comprendre hors des éléments qui la constituent en interagissant. Elle ne saurait non plus être pensée en dehors des inégalités et des exclusions qui en forment la toile de fond. Ce que montre enfin cette somme, c’est que si les vulnérabilités circulent, la possibilité de leur dépassement aussi.

Claire Lévy-Vroelant, Marie-Flore Mattei, Virginie Bathellier

Saisir l’habiter par ses marges précaires

numéro 110
septembre 2015