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Sommaire

Numéro 98 octobre 2005

Les visages de la ville nouvelle

Deux jeunes femmes enlacées, l’une blonde, l’autre brune, nous invitent à entrer dans le monde des villes nouvelles depuis Auroville, ville utopique construite en 1968 près de Pondichéry en Inde pour être un lieu universel d’éducation à l’amitié entre les peuples. L’histoire moderne des villes nouvelles est marquée par l’anticipation des problèmes de coexistence ethnique et sociale portés par le mouvement des indépendances nationales, la fin de la colonisation politique et le début de la mondialisation économique. Alors que l’urbanisation induite par l’industrialisation s’était bornée à réaliser des quartiers de logement plus confortables, architectes, élus et aménageurs promeuvent avec les villes nouvelles des valeurs de services, de commerce et de loisirs qui n’avaient concerné jusque là que les privilégiés. Leurs œuvres communes constituent à bien des égards des lieux d’innovation, mais elles arrivent après d’autres centres de vie urbaine marquants et épousent le contexte plus qu’elles ne parviennent à le maîtriser. Leur évaluation est particulièrement problématique : est-ce le geste autoritaire d’un état interventionniste qu’il faut saluer, ou la tentative du milieu professionnel de créer aux limites du savoir du moment ? Les villes nouvelles, françaises ou britanniques, européennes, africaines ou asiatiques, sont en effet toujours datées, même si elles aspirent à durer. En Europe elles ont été portées par la mise en place de l’État providence. En Asie, une génération plus tard, elles semblent inspirées davantage par les normes élaborées dans le cadre de la mondialisation des techniques : les problèmes d’infrastructures, de transformation des sols, d’assainissement, priment pour définir une qualité de vie mesurable et objective, constatable par des experts quelle que soit leur culture d’origine. En Afrique du Nord, comme peut-être en Amérique, ce sont davantage des problèmes de distinction sociale qui semblent à l’œuvre, faisant des villes nouvelles des lieux d’habitat enviables, au point parfois de susciter des modes de protection particuliers. Les visages de la ville nouvelle sont aussi multiples que les contextes dans lesquels elle s’inscrit. Un des enjeux de ce numéro, en confrontant quelques recherches du Programme interministériel d’histoire et d’évaluation des villes nouvelles conduit par Jean-Eudes Roullier, assisté d’Isabelle Billiard et de Véronique Le Bouteiller au ministère de l’Equipement, à des exemples venus du reste du monde, était d’essayer de comprendre à quel type de conjoncture correspondait la fabrication de villes nouvelles. Les réalisations s’appuient toujours sur une démographie positive qui les fait appartenir au passé pour le monde européen. Mais elles intéressent la réflexion sur l’innovation technique et institutionnelle. Peut-être avec l’atout et le handicap à la fois d’une origine administrative qui les distingue de leurs sœurs issues d’histoires plus longues. Leur épopée urbanistique entrant désormais dans l’histoire réfléchie, elles vont pouvoir peut-être plus facilement partager leurs expériences . Dans le monde non européen toujours en croissance, elles font en tout cas référence quant aux manières d’urbaniser. L’analyse des objectifs des projets d’aménagement, de la manière dont ils ont été portés par les acteurs, des effets qu’ils ont pu avoir en termes d’emploi par exemple, domine l’ensemble des contributions, même lorsqu’elles se proposent de faire l’histoire de ces projets ou de leurs acteurs. La réception des projets par les habitants reste peu étudiée, si ce n’est en termes de fréquentation des universités, ou de modification de la composition sociale des quartiers. En fait l’ensemble des instruments d’observation tendent à la banalisation de l’expérience, en en comparant le rendement urbain à celui d’autres sites semblables. Et pourtant l’évaluation révèle l’impossibilité de la banalisation : le site, l’intercommunalité, la date et les références architecturales des bâtiments, les innovations programmatiques, tout concourt à faire des villes nouvelles des lieux originaux. Certes les historiens comme Loïc Vadelorge, qui a beaucoup contribué à faire de la ville nouvelle un nouvel objet historiographique, relativisent fortement l’idée de rupture et d’exceptionnalité attachée à ce moment de l’urbanisme français. Une relativité apportée par le chercheur qui peut rendre difficile le dialogue avec les acteurs. Viviane Claude s’attache à l’histoire concrète des missions d’aménagement qui ont conçu les plans et les programmes des villes nouvelles, les ont adapté aux diverses réalités de terrain et ont même tenté de transférer expériences vers d’autres lieux. Où l’on voit leurs référents collectifs se diffracter en autant de destins professionnels et individuels. Parmi les soucis de ces professionnels, Laurent Devisme relève celui d’élaborer des centres urbains qui rassemblent plusieurs fonctions et qui se hiérarchisent par rapport au centre de l’agglomération. Pour lui, cette question de la centralité devient l’analyseur des politiques urbaines. Pour Frédéric Theulé, le projet d’une nouvelle centralité à territoire intercommunal que portaient les établissements publics d’aménagement a dû se transformer progressivement en une intercommunalité de projets aux avant-postes de la décentralisation. Placées en position de mettre en pratique les innovations, voire de sentir les courants émergents de la société, les villes nouvelles ont profité à des degrés divers de leurs situations aux confins du monde rural, pour accompagner la revendication croissante de nature dans la ville (Yves Chalas). Les documents publicitaires des villes nouvelles en direction des entreprises vantent d’ailleurs cette proximité de la campagne. Les réalisations franciliennes ont attiré une grande part des activités de services aux entreprises. Quelques activités de commandement se sont même desserrées du centre pour occuper certains sites bien desservis (Ludovic Halbert). Foyers de développement du tertiaire de bureaux dans les années 1970-90, les villes nouvelles franciliennes constituent aujourd’hui des marchés de bureaux moins à la page. Les disparités de situations sont grandes entre les cinq pôles de la région, fonction des contextes locaux (Ingrid Nappi-Choulet). Enjeu majeur de développement, les universités ont su se rendre attractives pour les étudiants de la grande couronne mais aussi capter des étudiants parisiens migrants en cours d’étude. La dichotomie traditionnelle entre les prestigieuses universités généralistes au centre et les laborieuses universités à vocation professionnelle en périphérie s’estompe (Sandrine Berroir, Nadine Cattan, Thérèse Saint-Julien). La spécificité des villes nouvelles serait-elle de l’histoire ancienne ? Sans doute si on en croit l’exemple des équipements intégrés, dont Alexis Korganow retrace l’histoire. Porté à la fois par un souci d’économie dans le bâtiment et par le mouvement d’ouverture des institutions sur le monde, l’équipement intégré, le plus souvent autour du collège ou de l’école, a servi de fer de lance pour l’affirmation de nouvelles urbanités. C’était compter sans les lourdeurs de la gestion publique. On ne retrouve une telle intégration de fonctions avec ouverture d’un espace fluide que dans certains centre commerciaux. Favoriser la coexistence de catégories sociales distinctes était un des principes forts des concepteurs des villes nouvelles françaises dans les années 1970. Les évolutions du peuplement depuis trente ans différencient en fait les trajectoires selon les lieux. Les catégories populaires s’inscrivent dans une filière de plus en plus segmentée de logements sociaux tandis que les catégories plus aisées occupent les secteurs les plus valorisés (Isabelle Chesneau, Antoine Haumont). La religion peut-elle rassembler là où l’urbanisme sépare ? Comme le montre Catherine Grémion, les villes nouvelles françaises ont été conçues au moment où l’Église fuyait la monumentalité. La venue de populations migrantes du Maghreb, d’Afrique, d’Asie et des Antilles change la donne en faisant naître la revendication de lieux de culte différenciés. Les collectivités locales, pour satisfaire les demandes de terrains, se préoccupent de réguler les tensions entre communautés. Construites au même moment que certaines parties des grands ensembles liés à des villes anciennes, les villes nouvelles se retrouvent confrontées aux mêmes phénomènes urbains. Leurs centralités, pensées comme globales, se voient secondarisées par l’évolution économique et sociale. Faut-il pour autant douter de la pertinence du geste urbanistique qui les a fait naître? Projet urbain majeur, pharaonique pour ses détracteurs, la création de villes nouvelles dans la périphérie du Caire des années 1980 prend aujourd’hui tournure. Des cités satellites construites contre le désert, un temps décriées pour leur absence d’âme, deviennent attractives et habitables. À la distance spatiale à la ville historique, s’ajoute la distance sociale que ces cités nouvelles engendrent à travers leur privatisation sélective (Bénédicte Florin). Nouvellement construite sur les berges du lac de Tunis, une ville à part émerge avec tous les attributs de qualité et de sécurité de l’urbanisme contemporain. Du confort bourgeois de l’habitat individuel à l’urbanité raffinée des lieux publics, le projet donne l’image d’un ordre social harmonieux réservé aux élites. Cette nouvelle ville privée au cœur géographique de l’ancienne n’offre pas moins des lieux de rencontre prisés par les habitants de l’agglomération (Pierre-Arnaud Barthel). Dans la périphérie d’Oran, le « village nègre », lieu de cantonnement créé par le pouvoir colonial, est devenu aujourd’hui un des quartiers les plus vivants de l’agglomération. Un marché aussi où s’échangent les activités formelles et informelles et dont l’aire de chalandise dépasse la ville. Un quartier chantier également, saisi par le renouvellement du bâti et de ses habitants (Amara Bekkouche). L’Algérie se met en effet aujourd’hui à l’heure des villes nouvelles pour faire face à la demande de logements et à la saturation des centres historiques. La « nouvelle ville » d’Ali Mendjeli dans la périphérie de Constantine vient d’être partiellement construite en toute hâte. Les nouveaux occupants, pour la plupart en provenance des quartiers populaires centraux, tentent de rendre habitable un espace sans qualité (Mohamed Foura, Yasmina Foura). Plus au nord, dans les ex-pays de l’Est, les villes nouvelles ont été conçues comme des laboratoires quotidiens de l’urbanisme industriel. Ces grands ensembles standardisés ont momentanément satisfait une forte demande de logement et de confort à proximité des usines. En République Démocratique Allemande, l’engouement populaire pour ce modèle de ville équipée a coexisté avec la critique de son uniformité (Christoph Bernhardt). Dès l’entre-deux-guerres, Thomas Bata, grand industriel de la chaussure, avait construit un réseau de villes nouvelles en Slovaquie, que le régime socialiste a transformé après 1945 en modèle de ville linéaire (Alena Kubova). Au Danemark, la nouvelle ville d’Albertslund est née dans les années 1960 du plan de développement du Grand Copenhague qui a placé la maîtrise publique de l’urbanisation et l’équilibre ville-nature au centre de ses objectifs (Laure Héland). La Suède s’est aussi lancée dans la réalisation de quelques villes nouvelles après le Seconde Guerre mondiale. Vällingby dans la périphérie de Stockholm est l’exemple type de la ville planifiée en régime d’Etat providence. Aujourd’hui ce noyau urbain a vieilli et perdu une partie de ses habitants, mais un ambitieux projet de rénovation mise sur ses beaux restes (Frédérique Boucher-Hedenström). Dans le cadre d’un vieillissement général, la ville nouvelle ne fait plus recette en Europe, mais elle interroge encore le présent dans sa capacité de réforme et de gestion raisonnée. C’est en Asie que la ville nouvelle modèle toujours l’urbanisation, non sans ambivalence lorsque la population ne suit pas. Concentration d’universités et de laboratoires de recherche hors de Tokyo, Tsukuba est devenue une sorte de ville nouvelle de près de 200 000 habitants. Son implantation a connu la phase d’emballement technologique des années 1980 puis son repli lors de la crise économique. La fusion entre recherche fondamentale et appliquée dans de petites unités disséminées remet en cause l’image et l’avenir de Tsukuba (Togo Tsuhumara, Hiroumi Ayabé). Ville nouvelle en construction dans la périphérie de Nankin en Chine, Riverside, comme des centaines d’autres implantations du même type, se veut un modèle de coexistence harmonieuse entre l’industrie, l’habitat et la nature. L’inégal respect de normes environnementales prescrites, l’expropriation partielle d’activités agricoles locales et le faible engagement des investisseurs privés freinent la transformation de l’idéal en réalité tangible (Gérald Billard, Aude Cordier, Ludivine Lemoine). À Singapour, en Thaïlande, au Vietnam, les nouveaux projets urbains prennent aussi le visage de villes nouvelles, mariant capitaux privés et publics, dans de grands projets industriels. Leurs promoteurs prennent parfois des risques sociaux démesurés par rapport à ceux dont cherchait à prémunir leurs sociétés la génération des fondateurs de villes nouvelles européennes. Même aux Etats-Unis on a songé un moment à relever le goût de la monotonie banlieusarde par des implantations inspirées des cités-jardins Mais comme l’indique Nicholas Dagen Bloom, les réalisations sont restées en deçà des espoirs des urbanistes toujours plus confrontés à une demande générale de séparation entre gratte-ciel et jardin, riches et pauvres, Blancs et Noirs. L’utopie intrégratrice de « l’imaginaire bâtisseur » des villes nouvelles, longuement analysée par Sylvia Ostrowetsky, s’est ainsi incarnée un peu partout dans des visages, des pratiques, des projets à accorder ensemble ou à faire coexister sans accord. L’utopie s’est faite réalité ; au-delà de l’histoire, sa présence est une exigence de gouvernance et de recherche au quotidien. Anne Querrien Pierre Lassave