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Numéro 82 Mars 1999

Les échelles de la ville

En posant la question des partenaires avec lesquels se gouverne un territoire urbain, nous nous interrogions déjà dans notre précédent numéro sur les représentations d’une population et de l’espace qu’elle occupe. Ces représentations doivent-elles être unifiées dès lors qu’il y a continuité de l’urbanisation au sein de l’agglomération ? Peut-on encore admettre la concurrence entre communes, liée aux différences de politiques fiscales et d’héritages patrimoniaux, ou faut-il espérer qu’une gestion plus homogène réduise les inégalités ? Les vingt dernières années ont montré que la volonté d’homogénéité passait paradoxalement par la discrimination positive et la concentration de moyens dans les zones jugées laissées pour compte. L’échelle urbaine se trouve-t-elle redéfinie par les grandes réalisations récentes qui ponctuent la ville ? Que signifient les affirmations « c’est hors d’échelle » ou à l’inverse « ce bâtiment, tout à fait à l’échelle urbaine », quand les constructions auxquelles elles s’appliquent répondent à des programmes fonctionnels qui ont défini leurs dimensions et invité les architectes à organiser une mise en scène monumentale ? La question des échelles semble centrale dans une réflexion sur l’architecture et l’aménagement urbain, tant pour juger des effets produits pour le visiteur et l’usager par la vue de l’oeuvre une fois réalisée que pour construire une analyse « architecturologique » – selon Philippe Boudon – des démarches intellectuelles qui conduisent les architectes à définir les espaces comme ils le font. L’architecte doit agencer dans un espace unique un ensemble de contraintes dimensionnelles appartenant à des logiques hétérogènes, qui n’ont pas spontanément de commune mesure. Il lui faut toutes les ressources culturelles issues de la tradition architecturale et transmises par l’enseignement, en même temps qu’une attention toujours en éveil, pour être capable de concevoir des ouvrages contemporains. La force des propositions d’un Le Corbusier dans les années 1920 ou d’un Rem Koolhas aujourd’hui, c’est d’avoir eu le courage, ou l’arrogance, de se placer plus à l’échelle de la population donc du gouvernement qu’à celle de l’usager individuel. A ce changement global de perspective, l’usager est convié à adhérer par la proposition d’une raison, d’un seuil technologique, à partir duquel vont se concevoir la ville et l’habitat dans un contexte transformé par la mobilité : avec Le Corbusier on vit en automobile, avec Rem Koolhas et Dominique Perrault en avion, véhicule dont Alain Guez signale malicieusement qu’il reste sans commune mesure avec l’espace du piéton sauf peut-être dans la cabine. Travailler sur les échelles de la ville c’est travailler avec toutes les professions de la figuration et de la représentation qui, rompant avec la transcendance et la hiérarchie auxquelles nous conviaient les échelles de Jacob et Mahomet, tentent d’installer dans un même plan toutes les lignes qui relient entre elles les différentes parties du monde. Cette fonction d’installation de l’architecture est décrite par Philippe Boudon pour les moments de rupture historique et technologique qui font passer d’un plan à l’autre, alors que Michel Cantal- Dupart nous invite à goûter, avec son image de la marelle enfantine, comment se perçoit ou se produit un espace à l’entour du corps. Vue de loin, en perspective, en coupe, en élévation, en plan, en photos, analysée par Donatien Senly, et approchée par le visiteur critique qu’est Jean-Pierre Frey, la Bibliothèque François Mitterrand n’offre pas les mêmes plaisirs sensuels. La grande échelle, comme chez Rem Koolhas, présentée par Xavier Malverti, s’ancre dans les profondeurs du réseau ferroviaire. Mais ces deux grands projets « surmodernes » ne déploieront jamais toute leur ampleur tant les mobilisations financières qu’ils exigent ne sont pas à la mesure des investisseurs actuels. De révision en révision, ils demeureront des monuments isolés sur leur socle ou dans leur défi à l’environnement, impuissants à matérialiser une nouvelle échelle urbaine. Destin peu enviable qui cependant en fait les meilleurs prétextes à la discussion architecturale européenne, notamment parce qu’ils demeurent en rupture avec le patrimoine urbain existant et prolongent ainsi la période fonctionnaliste que Florent Champy critique à partir de l’exemple de la modernisation du patrimoine hospitalier parisien. Ces architectures nouvelles auront peut-être moins symbolisé la mobilité à laquelle elles aspirent que proposé un édifice de plus à ajouter à la litanie de ceux dont se compose toute ville et que tracent Xavier Fabre et Vincent Speller dans le cas de Clermont-Ferrand. Plutôt qu’étudier une planification urbaine grandiose et impossible à remplir, même circonscrite à des zones d’intervention limitées, pourquoi ne pas doter l’ensemble des intervenants sur la ville d’un référentiel commun, sous forme d’analyses cartographiées du devenir urbain, mises en débat dans le cadre de ce qu’on appelle la nouvelle gouvernance ? C’est ce que semblent proposer les architectes et urbanistes italiens contemporains, d’après Gilles Novarina et Anne Grillet- Aubert : une démarche de connaissance du territoire qui ne prend sens et visage que dans chaque contexte particulier auquel elle est appliquée. C’est à une telle démarche que Paul Chémétov et son équipe croyaient avoir adhéré pour le réaménagement des terrains Renault sur l’Ile Seguin à Paris, projet qui fut finalement confié à l’équipe de Bruno Fortier. Jean-Samuel Bordreuil estime quant à lui que la surmodernité urbaine ne saurait être réduite à la dimension superficielle de l’urbanisation. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de taille mais aussi d’un changement d’espacement entre les gens qui constitue la nouvelle forme de la ville, modifie ses liens matérialisés par les circulations, les lieux de commerce et les outils de communication. Intuition à laquelle répond le jeune couple d’architectes Rozo en revisitant l’architecture baroque et en inventant de nouvelles textures pour les friches industrielles de la Seine Saint-Denis ou les services publics de la Réunion. Dans ce foisonnement d’initiatives, cette multiplication d’échelles, cette déclinaison d’une ville palimpseste, l’État peut-il encore avoir un projet pour le territoire, lui qui ne connaît que les modèles hiérarchiques coordonnant centralement les acteurs au sein de territoires bien définis, dans des partenariats de préférence stables ? Pourtant les représentants de l’État gardent aux yeux de Daniel Béhar et de Philippe Estèbe un rôle d’intercesseurs, et de pacificateurs en attendant que naissent, éventuellement, de nouveaux projets pour les territoires. La diversité des points de vue d’où l’on peut observer ceux-ci augmentant, l’unité de vision indispensable à un projet semble introuvable, à en croire Alain Guez et le Groupe architecture urbaine-33. Le transport des marchandises est un point de vue lourd, choisi par Michel Savy, qui ne peut attendre que les consensus se soient produits sur les autres facettes de la vie urbaine. Les réseaux logistiques font passer les marchandises d’une dimension à l’autre, depuis l’état de matière première jusqu’au produit rendu au domicile du consommateur. Notre iconographie souligne dans ces itinéraires le rôle des voies d’eau, pourtant marginalisées. La route au contraire, par sa flexibilité, se taille une part croissante ; pollutions, bruits, accidents invitent à de nouvelles organisations entre acteurs publics et privés. Pour Claude Prélorenzo, les infrastructures portuaires sont à l’origine du développement de la grande dimension au siècle dernier, alors que celle-ci préfère maintenant la grande vitesse, les bureaux ou les programmes culturels. Le port et la ville ont vécu la cohabitation difficile de Gulliver et de Lilliput jusqu’au jour où la modernité architecturale a copié les grands paquebots, alors que les missions de ceux-ci se raréfiaient. La renaissance de la croisière va-t-elle faire accoster de nouvelles villes flottantes aux rives des villes de pierre ? Les villes portuaires vont-elles enfin occuper leurs fronts de mer et abandonner la tendance à coloniser l’arrière-pays qui a marqué la période de la reconstruction, se demande Patrick Dieudonné ? Alain Sarfati voit également la ville contemporaine se laisser aspirer par la vitesse, mais être aussi retenue par la nature, que l’homme, être d’équilibre et de mesure, fera toujours davantage proliférer en son sein. Christophe Bétin et Laurence Cottet-Dumoulin résistent et adhèrent finalement au pouvoir symbolique du projet urbain qui absorbe tous les paysages quelles que soient les strates historiques auxquelles ils se rattachent, à l’instar des saulaies et des enclaves industrielles de la Porte Sud de Lyon. Les projets stratégiques veulent en effet fabriquer de la ville envers et contre tout, lier les quartiers, produire du consensus entre les habitants, dit Gilles Pinson. C’est possible pour des projets rassembleurs, d’initiative municipale à l’échelle de grandes agglomérations comme peuvent l’être les nouvelles lignes de transport en site propre. Un projet de réaménagement global, initié par l’État, dans un contexte de corporatisme politique local, peine par contre à se réaliser. Faire participer les habitants au débat sur l’urbanisme, leur donner de l’espace à penser, est difficilement compatible avec les projets de rétablissement du lien social qui englobent les acteurs dans l’exigence de consensus. Les espaces de lisières, entre friches et centres commerciaux, sourient donc à Pierre Mahey pour son entreprise de participation locale. Philippe Genestier conteste toute possibilité pour le quartier de devenir un enjeu démocratique : son échelle supposée de proximité pour l’habitant est d’une abstraction totale par rapport aux conditions de la vie urbaine contemporaine et à ses conflits. Les mises en scène pacifiées de la fête au village le jour ne sont que l’endroit d’une médaille gravée sur l’envers par les rumeurs nocturnes de l’angoisse ou de la peur. Ce voyage au pays des échelles architecturales et urbaines n’a permis qu’une entrevue avec la multiplicité des dimensions maniées par nos interlocuteurs. Nous n’avons fait que soupçonner les incommensurabilités créatives qui découlent d’une telle richesse de références étudiées par ailleurs par Bernard Haumont. On peut être étonné de constater que les architectes invités à définir l’échelle urbaine en une page et une image n’aient pas eu pour ce concept d’idées toutes prêtes comme le laissent entendre traités, revues et expositions. La ville n’est pas, n’a peut-être jamais été, pourvoyeuse d’une échelle unique à laquelle viendraient s’agrafer les nouvelles constructions. Chercheurs en sciences sociales et architectes, en auteurs, nous ont initiés à des parcours sensibles et constructifs dans l’exploration de la ville et de la grandeur. Anne Querrien, Pierre Lassave