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numéro 100 juin 2006
L’avancée en âge dans la ville

En juin 2000, la Fondation Joseph Rowntree, qui
finance une part importante de la recherche britannique
sur le logement, invitait ses homologues européens, dont
le Plan Urbanisme Construction Architecture, à visiter sa
dernière réalisation : un village-modèle pour 150 ménages
retraités. Chaque appartement, en accession à la propriété,
est dimensionné et équipé de façon à faciliter tous les
mouvements de l’occupant, qu’il soit valide, en fauteuil
roulant ou sur une civière. Tous les appartements ouvrent
sur une terrasse. Toutes les pièces sont pourvues de sonnettes
pour appeler le personnel de ménage ou de santé en
cas de besoin. La personne âgée peut prendre ses repas
chez elle ou dans le restaurant du village, situé dans la zone
des soins et des services communs. Les résidants valides
peuvent évidemment se promener dans la ville voisine de
York, et bénéficier des mêmes services que les autres citadins,
mais ils disposent de tout ce qu’il faut sur place.
Ce village-modèle, conçu au moment où le gouvernement
du Royaume uni fermait de nombreux asiles de
vieillards, jugés indignes, se veut l’équivalent pour les retraités
de ce qu’a été la cité-jardin pour les travailleurs : l’espoir
concret d’une vie meilleure, d’une prise en charge par les
autorités. Les candidatures affluent de tout le monde anglophone,
et la liste d’attente est longue pour remplacer les
premiers habitants quand ils seront décédés. Un phénomène
semblable s’observe aux Etats-Unis dans les Sun belt
cities où prolifèrent les gated communities au fur et à mesure
de l’augmentation de la capacité de la population à vieillir
plus longtemps. Toutes ces villes et ces villages de retraités
sont fermés aux populations voisines qui n’y sont pas
employées ou aux étrangers non expressément invités. Il
s’y invente un nouveau mode de vie qui a le confort de
l’urbain sans ses risques.
Les règles physiques de protection des personnes âgées
promues dans ces expériences légitiment la privatisation
des espaces publics et l’abandon de la réciprocité de
perspectives caractéristique de l’espace urbain démocratique.
Les relations sont hiérarchisées, vues exclusivement
à partir de soi, les uns peuvent aller librement dans l’espace
fréquenté et habité par les autres, alors que ces derniers ne
peuvent fréquenter l’espace du nouveau village que dans une
relation de service. Certes le village apporte du travail à la
communauté locale, mais il pose problème par l’étendue
du sol qu’il consomme, par l’asymétrie de relation qu’il
induit.
Son modèle économique, le paiement des soins nécessaires
au grand âge par les charges de copropriété acquittées
dès la période de retraite valide, le réserve aux ménages
acquis à cette vision prudentielle. Surtout il n’est viable
que pour des couples anciennement bi-actifs, dotés de retraites
d’une capacité financière suffisante, qui d’après Magali
Pierre semblent en France préférer la double résidence à
la préparation de leur période de dépendance. Comme
l’ensemble des équipements déjà connus dans les autres
pays européens, ce village-modèle ne répond pas aux
besoins du plus grand nombre. Il pousse la logique
marchande et fonctionnaliste jusqu’au bout ; il dessert
cependant une demande solvable, suffisamment nombreuse
pour qu’il puisse fonctionner, ainsi que d’autres implantations
semblables.
L’option a été prise en France, tant dans la recherche
que dans l’action publique, de ne pas inciter les personnes
âgées à se retirer ainsi de la société, et à renforcer la clôture
qui découle de la cessation d’activité. Il s’agit pour les
personnes âgées, qu’elles soient célibataires ou en couples,
de pouvoir bénéficier d’une assistance adaptée quand le
besoin se fait sentir, tout en restant dans le domicile qui
leur convient, celui où elles ont vécu la période antérieure,
ou dans un domicile de ville de leur choix. L’allongement
de la vie augmentera sans doute les besoins de structures
d’accueil spécifiques, et la responsabilité des collectivités
locales dans ce domaine, mais l’ouverture de ces maisons
spécialisées ne doit pas focaliser l’attention, tant elle canalise
l’opinion sur des modèles contre-performants quant
aux relations sociales de la personne âgée.
Le modèle proposé par la Fondation Joseph Rowntree
comme les prévisions quantitatives font de l’âge une donnée
de fait, déterminant des capacités fixées une fois pour toutes.
Les incertitudes sont pourtant très grandes sur l’âge légal de
la retraite, comme sur le recul du vieillissement que va
apporter l’évolution des pratiques médicales et de santé.
D’après les géographes Jean François Ghekière et Christian
Pihet, ce qui est le plus sûr, c’est le lieu de résidences des
personnes âgées. En grande majorité propriétaires de leurs
logements elles vont essayer de vieillir tout simplement
chez elles ; ce qui change c’est que ce sera plutôt dans les
premières couronnes urbaines, puis dans les secondes qu’au
centre des villes. Les banlieues vont donc se trouver soumises
à des demandes nouvelles, puisque les services y avaient
été conçus en priorité pour les jeunes ménages et leurs
enfants ; les petits centres des communes vont s’en trouver
revitalisés, comme lieux de convivialité. Dans certains pays
comme le Japon ou l’Allemagne de l’Est, où la démographie
est globalement négative, on peut même assister à
une désertion des urbanisations des années 1960 vers des
localisations plus favorables et plus centrales, comme le
suggèrent Estelle Ducom et Makoto Yokohari pour Tokyo.
Les locataires du secteur libre rejoindront sans doute les
propriétaires en banlieue, et quitteront les centres-villes
gentrifiés, dont les nouveaux habitants préfèrent les
étudiants comme vecteurs d’animation de l’espace public.
Véronique Garat et Sophie Vernicos-Papageorgiou notent
en effet dans le cas de Nantes la plus grande propension des
étudiants que des personnes âgées à occuper des logements
très petits en centre-ville. Ces observations donnent à craindre
une ségrégation spatiale dans les agglomérations non
seulement selon les catégories socio-professionnelles, mais
aussi selon les âges.
Cette ségrégation ne pourra être contrecarrée qu’au
niveau des agglomérations urbaines, dans le cadre des politiques
locales de l’habitat. Cependant les solidarités intergénérationnelles,
qui semblent naturelles dans un cadre
familial, ne vont pas de soi dans des espaces urbains où les
modes de vie caractéristiques des différentes générations
diffèrent fortement. Christophe Guibert évoque ces conflits,
exacerbés dans le cas des golfeurs et des surfeurs d’Hossegor.
De façon plus discrète, à Pornichet et Saint-Jean-de-Luz,
c’est bien une relégation des jeunes dans les espaces périphériques
qu’organisent les seniors aisés comme le montrent
Didier Bésingrand et Jean Soumagné.
De nombreuses initiatives associatives sont prises à tous
les niveaux pour favoriser tout de même ces solidarités,
faire éprouver aux plus âgés le sentiment de leur utilité
sociale, faire reconnaître aux plus jeunes sa réalité. Que ce
soit en Allemagne, avec le programme des maisons intergénérationnelles,
décrit ici par Frank Eckardt, ou en France,
on voit s’ouvrir des maisons qui accueillent à la fois personnes
âgées et enfants d’âge préscolaire, qui organisent des
animations autour de la mémoire et de la transmission. Un
nouvel espace de loisirs en commun s’ébauche. Il s’agit
pour les animateurs de ces initiatives et pour les sociologues
qui accompagnent leur réflexion, comme Dominique
Argoud, de ralentir le vieillissement en le socialisant.
Transformer les représentations de la personne vieillissante,
les détacher du handicap et de la dépendance, y inscrire les
capacités de mémoire, d’écoute, de connaissance est le
souci principal de Serge Clément, dont les travaux pionniers
nous ont été fort utiles dans la préparation de ce dossier.
Simone Pennec aussi demande de faire attention à la
volonté de la personne âgée de rester en contact avec la
ville, par la promenade tant qu’elle est valide ou appareillée
efficacement, mais aussi par le regard, par l’écoute des
autres, par les visites à domicile. Les nouvelles technologies
peuvent aider à mieux vieillir mais ne remplacent pas les
relations sociales : on y a recours efficacement quand quelqu’un
est là pour aider à s’en servir, remarque Françoise
Bouchayer.
Les problèmes financiers et démographiques nationaux
peuvent amener le gouvernement à reculer de façon significative
l’âge légal de la retraite. Dans ce cas l’identification
de la vieillesse avec l’incapacité de travail, avec le
handicap, et économiquement avec les charges que la
société fait peser sur les actifs, reprendra le devant de scène.
La mise en catégories d’âge est en fait toute relative. Le
vécu du même âge est d’ailleurs différent selon la profession
exercée, selon le sexe, selon la condition. Rémi Gallou
nous fait découvrir la spécificité des problèmes des femmes
âgées immigrées, peu visibles dans l’espace public. Atmane
Aggoun fait du café social le meilleur dispositif pour
accueillir les vieux migrants qui ne sont pas rentrés au pays ;
mais dans ce café les femmes sont des visiteuses attirées
par les expositions de photos. Sophie Rouay-Lambert nous
apprend que les sans-abri arrivés à l’âge de la retraite et du
minimum vieillesse ont droit à un logement social mais ne
supportent pas facilement ce changement d’état. Des
maisons-relais peuvent les prendre en charge.
Le maintien à domicile, la protection des relations sociales
et familiales existantes, le développement de relations
intergénérationnelles de quartier sont autant de formes
d’un investissement social dans le vieillissement comme
nouvelle donnée objective de la vie collective : une hypothèse
aux antipodes de la recherche du meilleur lieu pour
se préparer à mourir. Certains y verront un évitement ; les
deux branches de l’alternative présentée ici comme franchement
dessinées s’entrelacent en réalité. La mécanique
fonctionnelle est plus facilement objectivable et économiquement
évaluable que le tissage quotidien de liens, la
mobilisation de relations tantôt formelles et salariées, tantôt
informelles et bénévoles. Le village-modèle est une vitrine
aisément repérable quand le maintien à domicile, foisonnant
et indiscernable, laisse dans l’ombre les cas les plus difficiles
qui ne se révèlent qu’en situation de crise. Le choix politique
entre ces propositions est affaire de conviction, et
d’équilibre entre des exigences contradictoires.
Une représentation normative de la vieillesse urbaine
comme heureuse se dégage des images de ce numéro, fournies
par les auteurs, glanées par Marie-Claire Bordaz sur
leurs conseils, ou trouvées en agences. L’interaction avec
le “ petit-vieux ” comme avec le bébé, nous dit Carole
Gayet-Viaud, se savoure dans l’instant, sans se poser la question
de la durée. L’avancée en âge dans la ville est-elle
“ durable ”, supportable ? Peut-elle continuer sous cette
forme équilibrée, pacifiée, conviviale, captée aussi par les
photographies des chercheurs dans deux villes italiennes,
Rapallo et Fidenza ? Pour Gérard-François Dumont la conscience
du vieillissement croissant de la population est insuffisante.
Le concept même de vieillissement tel que l’a
formulé Alfred Sauvy en est responsable.
Le vieillissement, entendu comme l’augmentation de
la proportion des gens de plus de 60 ans dans la population
totale,ne se constate que dans les zones rurales, alors
qu’en chiffre absolu c’est évidemment dans les zones urbaines
que le nombre des personnes âgées, et très âgées,
augmente le plus. D’où l’invention du concept de “ gérontocroissance
”. Cette gérontocroissance des grandes agglomérations
urbaines, n’est pas constatée dans certaines grandes
villes centres entre les recensements de 1990 et 1999.
Si elle semble cependant inéluctable, la gentrification s’y
oppose. Les pouvoirs publics peuvent-ils répondre positivement
à ces évolutions ? Dans le cadre de la décentralisation
est-ce les mairies ou les conseils généraux qui sont
en première ligne pour accompagner le vieillissement de
la population ? N’est-ce pas les seconds qui doivent investir
dans les équipements, tandis que les premières accompagnent
le maintien à domicile par des prestations financées
au fur et à mesure ?
Ces questions institutionnelles cruciales ont été peu
développées dans ce numéro. Des recherches existent sur
la coordination gérontologique, mais l’abordent d’un point
de vue davantage médical. Le problème du financement des
séjours spécialisés nécessités par l’avancée dans le grand
âge demeure : le modèle proposé en France n’est pas le
village de retraite, mais la vente en viager du patrimoine existant
avec maintien dans les lieux, puis délaissement2. Férial
Drosso retrace dans ce numéro l’histoire du viager, de sa relative
désaffection, et de sa renaissance dans l’hypothèse d’une
“ hypothèque inversée ” comme aux Etats-Unis.
La recherche en sciences sociales sur le vieillissement
de la population ne se limite donc pas à l’observation d’une
convivialité ou d’une conflictualité dans les espaces publics,
mais étaye la réflexion sur les enjeux économiques et institutionnels
de l’avancée en âge. L’ensemble des agglomérations
urbaines devra ainsi à un moment ou à un autre
accueillir plus de personnes âgées et les accompagner dans
leur désir de rester chez elles d’abord, puis, éventuellement,
de séjourner dans une institution spécialisée.
L’ampleur de la tâche sera fonction de l’âge de la retraite,
mais surtout des performances du système de santé. La catégorie
“ personne âgée ” risque fort d’avancer en âge dans les
prochaines années.
Cette instabilité des catégories d’âge n’est pas propre
aux personnes âgées et se rencontre également dans la mise
en relation des problèmes des jeunes avec la différenciation
des espaces urbains. Deux contributions répondent ici
à cette question : celle de Catherine Guy sur les libations
nocturnes des étudiants le jeudi soir à Rennes, celle de
Sophie Divay sur les médiateurs en emplois-jeunes, obligés
de se comporter en jeunes alors qu’ils sont déjà en position
d’insertion dans une société d’adultes.
Jeunesse, vieillissement, gérontocroissance, autant de
termes qui n’ont que les apparences du naturel, mais qui
s’ancrent en fait dans des pratiques juridiques et sociales,
dans les tentatives d’une société pour assumer les dynamiques
qui l’écartent de l’équilibre. L’inquiétude sur l’impréparation
d’une société à répondre à ses besoins fondamentaux
est légitime. Elle ne peut cependant suffire à
définir les réponses institutionnelles adéquates ; les solutions
fonctionnelles érigées en modèles parés de l’image
de la nécessité se heurtent souvent aux obstacles pratiques
et financiers. La manière de procéder des sciences sociales
est plus floue, procède en réseau, en petites touches, mais
elle brosse une autre image de la même question, une vie
pour les personnes âgées au milieu de la société. Le vieillissement
de la population, ses enjeux qualitatifs autant que
quantitatifs, demandent du soin, de nouvelles recherches,
un engagement collectif dont ce numéro ne constitue
qu’une étape exploratoire.
L’avancée en âge dans la ville Introduction 5
2 Plan Urbanisme Construction Architecture, Vieillissement de la
population et patrimoine immobilier , (Documentation française,
à paraître).