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Numéro 83 84 Septembre 1999

Au risque des espaces publics

« Au risque des espaces publics » : les aménageurs se trouvent confrontés depuis quelques années à la demande de limiter, de segmenter, de privatiser les espaces communs, au nom de la sécurité. Dans tous les pays, et pas seulement aux États-Unis, on signale des pratiques de « sécession » 1, de fermeture des lotissements et des espaces autrefois accessibles au public. L'espace des rues se spécialise et signale visuellement ses parties réservées à tel ou tel type d'usage. La fête foraine elle-même, déplacée voire menacée, se trouve submergée par les représentations collectives de l'insécurité que feraient régner alentour certaines personnes qu'elle attire. La nouvelle appétence de la société pour la violence2 se serait même manifestée lors de la Fête de la Musique, le 21 juin 1999 à Paris, avec la réception par les urgences des hôpitaux d'une centaine de personnes agressées, quand la police avait recensé moins d'une vingtaine de plaintes. L'augmentation de la délinquance de voie publique, et surtout des « incivilités », est attestée par tous les observateurs, sociologues, politistes et experts de la police3. Leurs analyses obligent la recherche urbaine à s'interroger sur l'un de ses concepts-clés : qu'en est-il de l'espace public forgé dans les grandes métropoles au début du siècle, lorsque la ville ouverte à l'étranger construisait un rapport pacificateur entre citadins ou passants, ainsi que Georg Simmel a pu le montrer ? Le concept d'espace public a toujours posé problème, parce qu'il s'est développé selon trois acceptions : d'abord simple lieu urbain commun, remis au goût du jour par le courant écologiste en tant que territoire des interactions sociales ; puis avec Jürgen Habermas4, espace délibératif, formé de pairs, en charge d'établir une opinion commune, de définir un plan d'action collective ; enfin avec Isaac Joseph, un espace de co-présence entre individus réunis par la fréquentation d'une « ville sans qualités » 5, dans le respect mutuel et quasi muet qu'implique le seul fait de faire société. Cependant dans tous les cas une puissance invitante a constitué l'espace comme public, en organisant le cadre matériel de la rencontre et la régulation des échanges en son sein. Cet espace-là n'a pas de participants externes à l'image qu'il donne et se donne de lui-même, sinon ce maître de cérémonie dont il ne connaît que des représentants, État ou collectivité publique, à qui chacun rend hommage par le respect des règles. Cette condition fondamentale de l'absence d'extériorité semble aujourd'hui rongée, attaquée à la marge, dans une urbanisation contemporaine aux prises avec des figures de l'exclusion multiples qui définissent par recoupement des personnes ou des lieux menaçants. On ne connaît de l'insécurité que les victimes, guère les auteurs. Le travail public consiste alors à tenter de diminuer les risques encourus, en faisant prendre des précautions personnelles, et surtout en modifiant l'espace physique, pour renforcer l'impression sinon la réalité de la sécurité. Cette démarche rapproche la lutte contre l'insécurité de la prévention des risques naturels : il s'agit de dire aux citadins que le pouvoir veille. Pour les risques sociétaux comme pour les risques naturels, la tendance est à leur « gestion » en incitant à la constitution de scènes locales de débat autour des mesures de prévention6. La répression elle-même est incorporée dans la prévention des conduites « insécures ». Ces scènes locales sont formées en priorité avec des agents des diverses administrations publiques, et parfois en consultant des associations d'habitants. Elles ne forment que de quasi espaces publics puisqu'elles n'englobent pas ceux avec qui la communication a été rompue. Le principal facteur de risque reste donc externe, comme dans le traitement de la catastrophe naturelle. Les acteurs de ces instances n'ayant pas la totalité de l'espace social comme référence, constituent une scène experte, mais ne peuvent réellement fabriquer de plans d'action co-produits au sens strict ; les plans sont en fait donnés à chaque institution séparément, au risque de renforcer les tendances à l'éclatement. La dispersion des activités et de l'habitat dans l'espace urbain fait alors des services scolaires, de consommation et de circulation, les seuls espaces de liaison sociale, les seuls lieux où peut être restitué un semblant de vie collective. Des contre-mesures de précaution sont demandées par le personnel de ces services pour la surcharge de tension que leur créent une situation à laquelle ils ne peuvent échapper sans quitter leur fonction. À certains l'évitement est impossible ; là se concentre la hantise de l'agression, là pèse l'exclusion. L'ensemble des articles ici rassemblés évoquent plus ou moins directement ces questions. Au milieu de l'archipel d'espaces spécialisés, et repliés sur leurs territoires professionnels ou habitants, quel va pouvoir être le rôle d'une police de proximité ? Chaque institution s'est en effet équipée, en attendant, de moyens technologiques ou humains spécifiques, rendant la tâche de coordination de la police, une fois réformée, encore plus malaisée (Frédéric Ocqueteau). N'y a-t-il pas d'ailleurs une certaine contradiction entre la mission de constituer un ordre public national, homogène, garanti par les modes de recrutement, de formation et de mobilité des fonctionnaires et celle donnée nouvellement aux membres du même corps d'être des partenaires à part entière de territoires différenciés (Dominique Monjardet) ? Sur quelle consistance sociale fonder ces partenariats locaux quand la grande ville délie les proximités d'habitat et de travail qui constituaient le voisinage dans la ville d'Ancien Régime, et permettaient de trouver des quasi bénévoles pour assurer la surveillance et la régulation locales (Jean-Luc Laffont) ? Le souci d'avoir une police représentative de la diversité de la population, y compris de ses minorités ethniques, ne se heurte-t-il pas aux habitudes de langage racistes de tout un chacun ? Des habitudes que l'expérience des commissariats anglais montre difficiles à supporter dans le travail policier quotidien (Simon Holdaway). La réception d'un changement impulsé du centre sera forcément différente selon les contextes locaux. Celui de Kourou en Guyane est sans doute extrême, et fortement marqué par la ségrégation spatiale et sociale des divers groupes qui ont peuplé le site, et ont été figés dans des positions différentes par les politiques publiques. Paradoxalement ce qui fait lien dans cette situation, c'est l'ensemble des institutions publiques, et ici plus qu'ailleurs. Mais elles n'ont pas vraiment de prise sur les comportements des habitants les plus enracinés localement, car leur avenir est trop incertain, voire certainement bouché (Elkana Joseph-Affandi). Pour le jeune déjà là dans la métropole à l'aube du XXIe siècle, la parole et l'apprentissage social ne sont plus des plaisirs mais les vecteurs de la soumission à l'ordre de l'exclusion. L'isolement dans un « contre-monde », surchargé des icônes du monde dominant, devient la règle (Didier Lapeyronnie). Analyse qui risque de conduire, quoiqu'en dise l'auteur, à la conclusion de l'impossibilité d'une réintégration dans l'univers politique commun. Eric Macé, moins pessimiste, conclut plutôt à une action de harcèlement en mal de reconnaissance, qui pourrait être accueillie au plan politique car elle exprime le décalage entre les principes démocratiques qui animent celui-ci et la réalité urbaine. Cette revendication pourrait être facteur de changement. A force de rester sans réponse elle peut devenir facteur de production d'étrangeté brute, et mettre à mal la proposition. C'est à cette extériorité sociale en combat direct avec l'armée, plus encore qu'avec la police, pour le contrôle de certains territoires urbains, que pense Luis Machado da Silva, quand il analyse l'augmentation de la criminalité violente au Brésil ces dernières années. La violence y est un mode de conquête des biens et des services nécessaire au développement d'une économie parallèle mondialisée et d'une contre-société qui ne croit plus aux vertus économiques de la démocratisation politique. Le rapport des délinquants au territoire est alors purement instrumental et imparable, il n'a plus de caractère de classe ; l'argent se prend là où il est d'accès facile, dans les favelas le cas échéant. Cela ne facilite pas le travail de protection, et cela donne à réfléchir sur les risques inhérents aux contremondes émergents. Le fonctionnement de la justice au Brésil rend d'ailleurs la population peu coopérante avec les institutions, tant cet appareil de justice est marqué par son caractère de classe et par une conception régalienne de la propriété, qui la réserve aux dirigeants et exclut encore une bonne partie de la population des bénéfices des institutions gouvernementales (Roberto Kant de Lima). Ce n'est donc pas au Brésil qu'on peut voir se développer des scènes locales où pourraient se négocier des mesures de sécurisation de la vie quotidienne. En Seine-Saint-Denis dans la région parisienne, le Parquet semble croire qu'on peut convoquer de telles scènes, commissions ou groupements, et opérer, main dans la main avec les autres institutions publiques, une remise en ordre du territoire local, comme si les causes de sa dégradation étaient directement saisissables. Anne Wyvekens décrit précisément l'esprit dans lequel sont menées ces opérations de traitement local de la délinquance. Si les forces de sécession et de mondialisation sont ici à l'oeuvre, cette nouvelle animation institutionnelle n'est-elle pas un leurre7 ? Peut-on créer du territoire autour de l'habitat dès lors que cet habitat, en gestion publique, est parlé comme devant être détruit, est symboliquement dévalorisé ? Les tentatives d'institution de quasi espaces publics de débat se multiplient, faisant intervenir bureaux d'études et équipes de psychosociologues, cet apport extérieur soulignant d'ailleurs leur caractère temporaire. Leur action ressemble à celle du médecin supposé savoir ce qu'il en est de la santé sociale, sans qu'il soit question d'entreprendre un travail analytique qui conduirait à la remise en cause de ce postulat, et à des transformations institutionnelles plus profondes. Dans l'un des deux cas présentés par Joëlle Bordet et Jean Dubost, le diagnostic n'a d'ailleurs pas été fait avec des habitants, absence qui en limite la portée ; le principal intérêt de telles initiatives, à savoir transmettre de l'information aux victimes potentielles, et leur permettre d'ajuster leurs comportements, a été perdu de vue. Les familles immigrées et notamment les pères, sont parmi les principaux exclus de ces lieux de parole, qui se développent en général aux heures de travail. Il est alors courant de stigmatiser leur démission pour expliquer les problèmes rencontrés par leurs enfants. En allant y voir de plus près, avec la méthode des récits de vie, Catherine Delcroix nous montre que les attitudes éducatives des parents se différencient plutôt selon leurs disponibilités financières : satisfaction des besoins de consommation ostentatoire lorsque ces ressources sont limitées, paiement de loisirs organisés et des moyens de l'insertion sociale lorsque ces ressources sont plus élevées. Les jeunes qui ont des difficultés se retrouvent dans les deux groupes, sans qu'il soit possible d'établir une corrélation probante avec les attitudes parentales. Les familles rencontrées par Michaël Wearing à Sydney semblent encore plus défavorisées, peut-être à cause de la politique du logement australienne, peut-être à cause d'une enquête faite en milieu de journée avec des habitants qui ne travaillent pas. La recherche montre que les habitants parlent de leur détresse avec les mêmes mots, les mêmes images, utilisés par les autres pour parler d'eux. Leur vie croise l'insécurité, la drogue, la solitude, la violence, l'absence d'argent. Et le changement ne semble pouvoir venir que du dehors, comme une catastrophe (naturelle ?) : démolition, suppression des services sociaux, ou peut-être politique de réhabilitation pour les Jeux Olympiques. Avec Mike Brogden et l'Afrique du Sud, le changement politique est là, l'apartheid n'est plus. Mais la société demeure, avec ses différences, ses inégalités, son chômage croissant. La criminalité augmente en tout cas dans les quartiers blancs qui ne sont plus les seuls protégés. Plusieurs explications, couramment données, de cette inefficacité du nouveau régime sont passées en revue. La seule qui paraisse à la hauteur du phénomène est le développement de l'économie parallèle, et les risques pris par ceux qui y participent. Nassima Dris décrit en revanche les interactions dans le centre d'Alger où la résistance laïque s'observe à la diminution de la densité des voiles. Elle note une tendance à repousser les limites assignées de la bienséance, mais aussi une vulnérabilité liée au développement de l'économie parallèle. Vincenzo Ruggiero a une vision plus positive de l'économie souterraine, ou du moins de la mutation de l'économie vers le travail indépendant. Les Centri Sociali qui accueillent en Italie les jeunes désoeuvrés sont des lieux de vie occupés dans la foulée du mouvement de contestation des années 1970. Ils se sont largement dépolitisés et oeuvrent à transformer la contre-culture en ressource pour l'accès à l'emploi. L'existence de tels lieux peutelle expliquer la moindre hostilité apparente des jeunes à l'ordre institué, l'inexistence d'une revendication à la fois vide et violente face aux institutions étatiques ? À New York, malgré toutes les incitations à l'autoorganisation, cette revendication existe, lancinante, dans le cas de Harlem, en direction d'une municipalité qui laisse le quartier noir dépérir, sous-équipé, avec peu d'aires de jeu en particulier. Mais à Central Park on n'aime pas la proximité des jeunes Noirs. Et la sociologue, habitante de Harlem, de rêver d'un égal équipement de tous les quartiers (Julia Nevarez). A Paris, l'universel reste le référent, mais la transformation du parc de logement social en unités résidentielles clôturées est à l'ordre du jour (Jade Tabet). Leurs habitants seraient protégés des intrusions indésirables et la rue serait éloignée au risque de l'incommodité quotidienne. Les adolescents plus que jamais exclus de ces enclos vont mettre quelques temps à élaborer de nouvelles stratégies pour s'y manifester. L'évocation du travail de Jane Jacobs et des groupes de femmes de Toronto par Gerda Wekerlé peut être lue au premier degré comme un plaidoyer pour de telles mesures de sécurisation, pour une ville où l'espace commun est en permanence surveillé par les riverains. Mais il s'agit aussi pour l'auteur de présenter une manière différente de faire de la recherche, à la manière de l'advocacy planning : un travail de mise en forme des paroles des habitants ou des gens de terrain, appelés ici experts de la vie quotidienne. Comme le montrent les notes techniques et réflexions sur l'accident routier en France (Bertrand Christian), sur l'éruption volcanique à Quito (Pascale Metzger et alii), sur l'inondation à Nice (Anne Tricot, Jean Lolive) ou sur la pollution en Finlande (Marja Ylönen), la construction de scènes publiques locales de gestion des risques se généralise. Les différends internes que l'observation de ces instances souligne soutiennent paradoxalement leur existence. Reste que lorsque les volontés de pacification sociale se définissent en lieu et place des autres, dans un contexte urbain qui de surcroît tend à l'éclatement des référents communs et à la multiplication des communications ou des malentendus à distance, l'espace public prend sérieusement des risques. Anne Querrien, Pierre Lassave