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Numéro 95
Juin 2004

Apprivoiser les catastrophes

Pourquoi consacrer un numéro aux risques quand les publications se multiplient sur cette question ? Jocelyne Dubois Maury et Claude Chaline en particulier dressent un panorama quasi exhaustif de tous les risques naturels dont l’espace urbain est menacé, et des différentes mesures légales prévues pour l’en préserver. Mais qu’a voulu dire Ulrich Beck en parlant de « société du risque », et que cherchent à évoquer ceux qui comme Anthony Giddens en Grande Bretagne ou Jean-Pierre Dupuy en France lui ont emboîté le pas ? De grands corps d’ingénieurs, celui des Ponts et Chaussées et celui des Mines, ont évité aux Français depuis le XVIII e siècle de se poser ce genre de question. Le corps des Ponts et Chaussées s’est constitué pour entraver tout ce qui nuisait à la circulation des personnes et des marchandises, en utilisant la main d’oeuvre au chômage dans les campagnes. D’emblée il s’est mis en travers des risques d’atteinte à l’ordre public et c’est ce qui a fait son succès. Quant au corps des Mines il s’est distingué en calculant des machines qui diminuaient le risque d’accident tout en améliorant le rendement. Dès le Siècle des lumières l’État se constitue comme gestionnaire d’une « société du risque » où la prévention des aléas joue un rôle moteur dans l’amélioration des choses. De travaux en travaux cette amélioration devient tout à fait réelle. L’évolution de la norme est éclairante à ce sujet. C’est ainsi que la circulaire Caquot en 1949 invite à dimensionner les égouts de façon que la crue centennale soit avalée en une heure. Les égouts de Paris sont capables de cette performance. La construction des villes nouvelles est l’occasion de découvrir que cette norme, inappliquée par la plupart des villes de province, est inapplicable financièrement en ÎledeFrance également. Des solutions fort élégantes sont trouvées en allant chercher des idées à l’étranger. Les bassins de rétention sont de retour alors qu’ils avaient été fortement déconseillés. On passe outre et on se résigne à faire les meilleurs équipements possibles avec l’argent dont on dispose. Le risque a alors été pris de quelques débordements ; ils seraient compensés financièrement. Mais d’où vient l’idée d’assurer les risques ? Son apparition est attestée fin XVII e dans le commerce maritime : certains bateaux rencontrent des récifs, origine du mot risque en anglosaxon, et leur cargaison est perdue. Les armateurs se cotisent alors pour la rembourser collectivement. Calcul de la cotisation et de l’indemnisation impliquent de savoir combien de fois la rencontre du récif intervient par rapport au nombre total des déplacements. Le risque est un raisonnement mathématique et financier bien éloigné du sentiment de l’habitant inondé qui contemple ses affaires à moitié noyées. De nos jours, de plus en plus souvent, des habitants se retrouvent les pieds dans la boue. Les inondations augmentent, fruit de l’imperméabilisation des sols et du caractère de plus en plus chaotique des précipitations. Une exposition à la Cité des sciences présente des images de Paris transformée en Venise du XXII e siècle. Le réchauffement de la planète est une certitude par rapport à laquelle il convient que l’ensemble des acteurs sociaux s’organisent. C’est ce dont prend acte le protocole de Kyoto ; c’est ce pourquoi militent des organisations de plus en plus nombreuses. Les assurances ont déjà des difficultés à compenser les catastrophes récentes. Les sociétés de réassurance ont du mal à trouver de l’argent sur les marchés financiers. L’État songe à limiter sa largesse dans l’indemnisation des catastrophes naturelles. Un retour à la prévention physique des risques se dessine, mais elle est autrement plus complexe à concevoir qu’il y a trois siècles, et n’évitera plus la concertation avec les habitants, prévue d’ailleurs dans les plans locaux d’urbanisme. De nouvelles attitudes commencent à se diffuser pour faire face à cette nouvelle situation, attitudes faites de gestion partagée et de solidarité. La difficulté vient de ce que la majorité des personnes perçoivent encore les risques comme des puissances extérieures et attendent des autorités qu’elles réduisent leur occurrence à zéro, ou qu’à défaut les assurances compensent la négligence collective. Mais les riverains soumis à des inondations à répétition se rendent compte qu’il faut passer à une nouvelle politique, rassembler un partenariat plus vaste pour agir (Jacques Lolive). Patrick PerettiWatel estime aussi que l’heure est à de nouvelles modalités de gouvernance où toutes les formes de parole, qualifiées techniquement ou non, seraient prises en compte. Or l’intervention publique a cherché jusqu’à présent à neutraliser le risque par de nombreux dispositifs tant institutionnels que matériels. Le risque a été perçu comme la représentation d’un événement d’autant plus virtuel, voire impossible, qu’une administration puissante s’employait à en repousser l’éventualité. Les profanes ont été priés de suivre les consignes de sécurité sans trop s’intéresser aux dispositifs techniques qui leur étaient associés. Tant que la catastrophe ne se manifestait guère, cela convenait. Et cela a permis de constater que la ville n’est pas un facteur de risques, au contraire ; une fois la catastrophe arrivée en revanche, on rencontre en ville plus d’habitants et surtout des habitants mieux assurés. Le risque urbain n’est pas naturel, mais socioéconomique. En attendant la catastrophe les habitants, eux, voient les fissures dans les murs, les petites taches, et autres signes de problèmes à venir, et savent que les assurances ne compenseront pas leurs pertes, notamment la dévalorisation foncière des biens situés en zone de risque. L’État navigue au mieux des intérêts contradictoires des fauteurs de risques et de leurs victimes, aux sorts bien souvent liés (Thierry Coanus, Emmanuel Martinais, François Duchêne). Lorsque ce risque vient d’une usine structurant toute la vie quotidienne d’une commune, organisant ses temps de loisirs, distribuant une part importante de ses revenus, le niveau de contradictions est particulièrement élevé. Si l’usine ferme ou diminue son activité, le chômage, la désindustrialisation et la déstructuration sociale s’ensuivent. Si on interdit de construire autour de l’usine, la valeur des propriétés foncières se tasse, un îlot de paupérisation sociale se crée. La taxe professionnelle unique dans toute l’agglomération apparaît un cadeau empoisonné : elle diminue les ressources des communes industrielles, et sape le modèle ouvrier de vie quotidienne avec ses nombreux équipements collectifs (Violaine Girard). Quand la catastrophe est déjà du passé se pose la question de la mémoire. Les desiderata des parents des victimes priment, mais ne coïncident pas avec ceux des habitants de la commune où a eu lieu le drame. Celleci reste stigmatisée par un événement auquel elle ne pouvait pas grand’chose lorsque les permis de construire n’étaient pas du ressort du maire. La responsabilité morale de ce dernier est exigée par l’ensemble des acteurs du drame (Gaëlle Clavandier). Jacques Roux préfère partir de la notion de précaution. La ville d’aujourd’hui est caractérisée par une multitude de dangers que font courir les uns aux autres. Il faut retrouver les vieux réflexes face aux inondations, c’estàdire le partage des tâches, la solidarité. La notion de risque a consisté à faire reculer la catastrophe dans l’indéterminé pour créer un espace de gestion commun aux techniciens et aux financiers. Les chercheurs qui ont inventé la notion de principe de précaution ont voulu faire entrer dans cet espace les profanes. Les habitants et les membres des services techniques locaux doivent devenir ensemble producteurs de la cité, garants de son existence collective, de son développement durable, de ce que de leur environnement ils entendent faire demeurer (Jacques Roux). L’exemple de Quito au Pérou donné par Alexis Sierra montre aussi que les représentations des techniciens ne coïncident pas avec ce qu’observent les habitants. Les actions de prévention visent les pentes de la montagne, quand les bouchons dans les réseaux ont lieu au centre ville. L’aléa sert à justifier le verdissement des quartiers valorisés et l’interdiction de construire là où se pressent les pauvres. Comme les personnes aisées sont les premières à se plaindre en cas de problème, le souci de répondre à la demande justifie le déséquilibre de la réponse technique en leur faveur. Mais les contradictions sociospatiales s’accentuent, la ville risque de devenir ingouvernable. Le cas de la plateforme pétrolière dans la baie de Caxias au Brésil témoigne d’autres contradictions sociales. La firme nationale brésilienne Petrobrás a de nombreux certificats ISO mais le matériel n’est pas partout aux normes. Le syndicat ouvrier n’a guère de prise sur la question, qu’il mélange d’ailleurs à celle du caractère public et national de l’entreprise. En revanche les pêcheurs ont obtenu des compensations pour la pollution de la baie. L’entreprise forme les habitants alentour à des mesures de précaution. Elle jouit d’une hégémonie sur le territoire peu propice à une gouvernance collective (Henri Acselrad et Cecilia de Mello). Au Japon, la fréquence des catastrophes et parfois leur importance en victimes et en dégâts ont entraîné un grand mouvement de solidarité : un million de bénévoles sont venus à Kobé après le tremblement de terre de 1995. Les municipalités essaient de former la population aux secours dans les quartiers. Des ateliers d’exploration de la ville renforcent l’attention aux dispositifs de secours et apprennent les mesures d’urgence élémentaires. La collaboration bénévolesscientifiques se développe (Tomohide Atsumi). La certitude de la catastrophe, d’ailleurs nécessaire pour recevoir la prime d’assurances, est le fait de la victime. Dans le cas des inondations, les habitants travaillent à leur sécurité avec le souvenir des crues, directement vécues, ou racontées par leurs proches. Cela alimente leurs critiques des mesures techniques de prévention qu’on leur propose, surtout quand cellesci se révèlent inefficaces (François Duchêne et Christelle Morel Journel). Ce hiatus est particulièrement sensible dans le cas où l’hégémonie de l’entreprise, d’intérêt public comme la Cogéma à La Hague, est quasi totale. Les élus sont des salariés de l’entreprise, l’essentiel de la taxe professionnelle vient d’elle, les productions agricoles sont dévalorisées par le risque de contamination. C’est la visite du site par les touristes qui apporte un peu de ressources nouvelles. Le risque nucléaire détermine une nouvelle image des lieux. Il ne reste plus qu’à vivre fièrement comme si de rien n’était, dans un fatalisme héroïque qui délégitime la médiation des élus locaux (Laurent Bocéno). Rapportés au territoire local par la responsabilité politique croissante des communes, les risques en viennent à faire réseau et leur somme à atteindre une cote d’alerte d’autant plus inquiétante que prévention et secours étaient jusqu’à présent gérés par l’État. Les habitants sont invités à prendre euxmêmes des mesures de précaution et à renoncer à des pratiques séculaires comme la cueillette des champignons, la récolte des fruits de mer, l’agrandissement de leur maison, ou l’usage de leurs caves. La certitude du danger les mobilise même plus s’ils sont loin de son épicentre. Ingénieurs et sociologues s’interrogent sur cette diversification des risques, sur l’abandon de la figure du progrès (Philippe Genestier et Laurette Wittner). La police suit le mouvement, et se réorganise pour intellectualiser son travail comme les autres branches de l’industrie. Elle reprend conscience de son matériau originel : la vie quotidienne dans la ville. Les habitants sont invités à policer leurs comportements pour ne pas produire d’accidents, sur le chemin de l’école notamment (Jérôme Ferret). L’individu moderne est inquiet, il éprouve des difficultés à se repérer, à gérer son identité, d’autant qu’il déménage souvent ; il ressent l’étranger là où il s’installe, et séjourne, comme une menace. Il aspire alors à s’établir dans une cité fermée ou à sentir sur lui le regard d’une caméra video, et à se garantir qu’il n’est entouré que de gens comme lui. Son logement, en pleine propriété ou en accession, devient alors, son seul espace de liberté assuré (François Madoré). Contrairement à ce que nous croyons, cette passion pour les cités fermées ne triomphe pas aux ÉtatsUnis, même si elle est y très présente ; certaines collectivités locales se sont aperçues qu’une gestion très affirmée des espaces publics, soulignant notamment la différence avec les espaces privés, était encore plus efficace. La visibilité généralisée donne à chacun la certitude d’un contrôle latent (Gérald Billard). Cette certitude, qu’Anthony Giddens appelle la sécurité ontologique, est fortement ébranlée lorsqu’un quartier calme, comme celui dont nous parle Franck Sanselme, accueille soudain de nouvelles pratiquantes du métier le plus vieux du monde. Le face à face catastrophique est alors entre humains déjà là et humains arrivant nouvellement. Norbert Elias a montré que cela donne lieu en toutes circonstances à des logiques d’exclusion. Pourquoi s’inquiéter ainsi, demande Thierry Pillon. Une société inventive et progressiste est toujours une échappée d’un ordonnancement unitaire ; celuici ne peut se fonder qu’en religion. L’hétérogénéité croissante des lignes de vie crée évidemment des tensions et des besoins d’arrangement. Mais la modernité consiste à se rendre capable d’y veiller dans leur pluralité, de manière décentralisée. Un espace public où « la sécurité ontologique » serait totale et le risque de rencontre d’étrangers inexistant serait particulièrement ennuyeux, et provoquerait la fuite quelle que soit sa beauté et sa fonctionnalité. Si les habitants revendiquent une plus grande homogénéité c’est qu’ils supportent l’incertitude aujourd’hui dans leur carrière professionnelle. Du coup la demande de sécurité se reporte sur l’espace, ici et maintenant. C’est l’habitat, et non plus le statut professionnel, qui doit offrir un ancrage à la prise de risques. La tendance est alors à la multiplication des clôtures et à l’homogénéisation des fréquentations. L’urbanité appelle une autre politique des espaces publics (Harmut Haüssermann). Peuton imaginer ainsi une ville qui se risque à apprendre des uns et des autres, propose Isabelle Stengers, une ville qui se construit dans la reconnaissance réciproque ? Relativiser les dangers, prendre des risques calculés, le faire en coopération avec d’autres, élargirait les capacités collectives, augmenterait la puissance d’agir et les occasions de joie. L’horizon repoussé à nouveau découvrirait des espaces d’invention où il ferait bon s’aventurer, en prenant le risque d’apprendre quelque chose. Anne Querrien