Sommaire
Numéro 96
Octobre 2004
Urbanité et liens religieux

L’
idée de consacrer un numéro à la question des
liens religieux est venue à l’occasion des précédentes
livraisons, notamment celles qui traitaient de la
relation à l’étranger (L’accueil dans la ville, N° 94), de la
guerre (Villes et guerres, N° 91), de la proximité (Les
seuils du proche, N° 90) ou de l’engagement associatif
(Le foisonnement associatif, N° 89). Dans ces numéros,
le lien religieux apparaissait souvent comme une
dimension résurgente des identités sociales dans une
ville animée et traversée de flux de populations et de
cultures qui excèdent chacun de ses territoires. Loin
des prophéties du « retour du religieux » ou de sa
variante spectaculaire du « choc des civilisations »,
cette tonalité religieuse des conflits urbains se donnait
localement à voir dans ses interactions avec les
autres dimensions symboliques d’un monde sécularisé
et laïque.
Depuis quelques années, les multiples professions
des services collectifs, sociaux et éducatifs se trouvent
confrontées à la montée de revendications identitaires
ou à la demande de dérogations aux règles communes
au nom de la religion. La France, pays de liberté de
conscience et de culte, de lutte contre la domination de
la religion sur l’État et sur la société civile et d’égalité
des religions et des convictions, vient ainsi, avec la
« Commission Stasi » (2003), de réaffirmer ses principes
de laïcité républicaine pour mieux ajuster le droit
aux pratiques d’une société forte de sa diversité
interne.
L’histoire de la laïcité rejoint celle de l’urbanité ; elle
se réfère à la Grèce antique et aux Lumières en passant
par l’Édit de Nantes. La Polis grecque a ouvert un
espace entre le lieu du débat public et celui du culte
des divinités ; c’est dans cet espace que s’ancre la possibilité
de transformation institutionnelle que l’on
nomme gouvernement. La nécessaire laïcité de celuici
face à la diversité rassemblée dans toute cité, est en fait
organisation de la coexistence entre des populations
aux convictions et croyances différentes. L’oubli de
cette pluralité au profit d’une unité de façade aide sans
doute un parcours d’intégration lorsque la dynamique
économique est le déterminant principal. Mais dans
un contexte où ce modèle de progrès est moins partagé,
le dialogue entre les différentes mises en forme
de la transcendance et de l’existence devient indispensable
au maintien de la vie commune.
Ce dialogue atil besoin d’un cadre matériel banalisé,
neutralisé, pour pouvoir se poursuivre ? C’était
l’hypothèse du mouvement moderne en urbanisme,
d’une construction de la ville adjacente à l’industrialisation.
Or c’est précisément dans cet espace que les
signes religieux s’affirment. L’absence de religion y
devient interpellée comme un manque. La mise en
minorités de tous les régimes de croyance estelle gouvernable
et comment ? C’est une des questions qu’affrontent,
chacune à sa manière, les métropoles aujourd’hui.
1. L’histoire méditerranéenne et occidentale
témoigne que le rapport entre la ville et la religion
n’est pas exempt de malentendus ni de contradictions.
Bien qu’assis à l’origine sur des communautés échangeant
des épîtres et des apôtres de ville en ville, bien
que prônant la réconciliation des peuples autour de
principes de justice communs, le christianisme a par
la suite longtemps élu la communauté villageoise
comme modèle social. De la Genèse à l’Apocalypse, le
corpus biblique est traversé par l’ambivalence entre la
cité terrestre, lieu d’orgueil (Babel) et de perdition
(Sodome), et la cité céleste (la seconde Jérusalem),
horizon d’attente qui clôt l’Histoire.
Comme le montre ici Thierry Paquot, la ville
moderne a longtemps été crainte par les théologiens
chrétiens. Après la Seconde Guerre, plusieurs clercs
missionnaires se sont engagés avec des laïcs dans des
enquêtes sociologiques sur la mobilité et l’individualisme
de citadins transplantés et atomisés. Il s’agisait
de connaître pour agir : adapter la pastorale au
changement du monde. D’après l’auteur, il semble
que ce soit plutôt la veine protestante, dans sa variante
libérale, qui ait tenté de comprendre le devenir urbain
du monde comme défi pour le renouvellement évangélique.
Côté catholique, c’est en allant évangéliser la classe
ouvrière que les missionnaires de l’Église de France
ont rencontré la question urbaine dans l’immédiat
aprèsguerre (Claude Langlois). Moment de découverte
des taudis, des bidonvilles, des banlieues et des
inégalités de condition urbaine alors étayées par de
nombreuses enquêtes sociales. Malgré toutes ces
connaissances accumulées, la ville n’est pourtant pas
devenue un thème marquant de la pastorale catholique
au cours des Trente Glorieuses. Aujourd’hui,
l’avancée de la sécularisation en écarte d’autant plus la
perspective. Mais une observation localisée et de
longue durée peut révéler les changements réciproques
de la ville et de la paroisse.
Brigitte Bleuzen donne l’exemple des Fils de la Charité
dans la banlieue parisienne. De la Seconde Guerre
aux premiers grands ensembles, les prêtres à l’esprit
missionnaire cherchent le contact avec les masses
populaires. A partir des années 1960, ils s’engagent
dans le monde du travail et les luttes ouvrières. Depuis
les années 1980, l’action contre l’exclusion, l’intervention
dans les dispositifs de « développement social » et
l’adaptation à la diversité ethnoculturelle des habitants
définissent de nouveaux horizons.
Dans un autre contexte, celui de la culture musulmane,
les transformations physiques de la ville et l’urbanisation
des moeurs défient les cadres de pensée et
d’action d’un islam moderne. C’est ce que donne
concrètement à voir Pascale Philifert dans les villes
marocaines où l’ordonnancement religieux du rite
funéraire modelé par la communauté villageoise se
heurte aux impératifs de l’encombrement urbain.
L’embouteillage qu’un convoi funèbre provoque n’est
plus toléré. La visite au cimetière se fait moins régulière,
parfois contestée au nom d’un islam rigoriste
lorsqu’il s’agit des femmes proches du défunt soupçonnées
de trouver là un prétexte à sortir. Et plus généralement
encore, l’emplacement des lieux de sépulture
entrent en conflit avec l’extension urbaine.
Il en va également de l’Ayd, principale fête collective
où l’abattement des bêtes pose des problèmes
variables suivant les contextes (AnneMarie Brisebarre).
L’Ayd célèbre l’acte de piété absolue d’Ibrahim
(Abraham) sacrifiant son fils à Dieu qui, heureusement,
remplace la victime innocente par un mouton.
Dans les villes du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest,
la fête familiale envahit tous les espaces et produit une
intense économie temporaire. En Europe, après une
période de dérogations locales plus ou moins tolérées
par les non musulmans, le sacrifice a été déplacé en
périphérie des villes dans des abattoirs contrôlés ou
dans certaines fermes limitrophes.
2. Lieu du polythéisme des valeurs, la ville n’est pas
moins investie par des communautés religieuses qui
lui impriment une dynamique. Les premières villes
du monde en Mésopotamie se sont déployées à partir
des temples ou des ziggourats. La trame urbaine de
l’Europe moderne doit beaucoup aux cathédrales. Participer
à leur construction libérait du servage. Les
ordres mendiants puis les hospices venaient au
secours des gens sans feux ni lieux. Aujourd’hui des
pèlerins circulent encore entre religions et villes.
Saint Jacques de Compostelle, ville de Galice façonnée
par le pèlerinage chrétien en Europe, actualise
ainsi son histoire en fondant son accueil sur les techniques
de management avancé (JeanRené Bertrand).
Depuis une quinzaine d’années, l’essor touristique
redéploie l’économie des services à l’échelle d’une
région. En position de force symbolique, l’Église joue
discrètement sur les ressorts de l’urbanisme local.
Ce ne peut être le cas en France pour les Témoins
de Jéhovah, mouvement qui oscille entre église et
secte et dont l’histoire urbaine est retracée par Régis
Dericquebourg. Importé des EtatsUnis, ce mouvement
s’est progressivement implanté en France, au
cours du XX e siècle, à partir des cités minières du Nord.
Le recrutement s’effectue dans les grands bassins
d’emploi des métropoles et dans les populations à
faible niveau d’études. Bien qu’annonçant la fin prochaine
du monde, les Témoins commencent à se doter
de salles de culte à l’architecture fonctionnelle dans les
périphéries des villes où le prix du sol est le plus bas.
En Roumanie en revanche, le passé impérial des
Habsbourg a légué des cathédrales catholiques dans
les centres anciens et des édifices orthodoxes dans les
faubourgs (Emmanuel Bioteau, Nicolae Popa). Le programme
de destruction de ce patrimoine religieux
sous l’ère Ceaucescu n’a pu être mené à terme. Depuis
la Révolution de 1989, la concurrence est vive entre
églises, catholiques, orthodoxes, protestantes et néoprotestantes,
pour peser sur les choix d’urbanisme et
élargir par là leur aire d’influence.
Plus au Sud, à Beyrouth, les liens entre l’espace
urbain, la communauté religieuse et le mouvement
politique restent beaucoup plus étroits comme le
montre Mona Harb. Le quartier général du Hezbollah,
parti chiite qui domine la banlieue sud inquiète le
reste du monde par ses messages belliqueux. A l’intérieur
de ce qui ressemble à un ghetto, la vie économique
et sociale est très organisée. Une puissante
symbolique accompagne le mouvement politique et
occupe l’espace public : affiches, slogans, chaîne de
télévision à couverture internationale, entretiennent
un esprit de combat contre Israël et l’Occident.
3. Au fil des sites rencontrés, les liens entre courants
de peuplement, identification religieuse et vie
urbaine se tissent de manière plus ou moins ouverte
selon le processus historique. La référence à l’islam a
servi de sas symbolique aux migrants du Maghreb
devenus Français dans un processus d’acculturation
plus ou moins forcé qui ne va pas sans tensions.
Comme le montre Hervé VieillardBaron dans la ban
lieue parisienne, l’exercice du culte recherche aujourd’hui
ses lieux dans l’espace public. Le spectre de l’islamisme
entretenu dans les médias élude selon lui la
question sociale et masque la dynamique d’intégration
culturelle en cours.
Lui font écho Lela Bencharif, Adelkader Belbahri
et André Micoud qui retracent l’histoire de SaintÉtienne,
ville d’immigration industrielle. Fortement
encadrés par les entreprises, les ouvriers musulmans
ont pratiqué leur religion dans une semiclandestinité.
La sédentarisation dans les années 1970 a suscité progressivement
la demande de reconnaissance publique
de lieux de cultes dans la ville. Occupant des bâtiments
préfabriqués, des friches industrielles ou des mètres
carrés sociaux en pied d’immeuble, ces lieux n’ont pas
vraiment acquis droit de cité.
La différence religieuse restée marginale dans l’immigration
change de sens avec la mondialisation, car
celleci stimule les minorités. Pour Catherine Wihtol
de Wenden, la revendication religieuse se heurte aux
valeurs centrales de la société d’accueil telles que l’universalité
des droits de l’individu, le consumérisme ou
la conception plurielle du monde.
Certes, les interstices urbaines continuent d’activer
l’intégration comme le montre Annie Benveniste dans
le cas de Sarcelles. Dans ce grand ensemble de la
région parisienne, la communauté juive a développé
des formes d’expression syncrétiques tout en valorisant
en son sein les différences de traditions entre
groupes de la diaspora. Ces lignes de tensions internes
et externes reproduisent et dépassent les clivages
sociaux et les assignations spatiales. Les relations
qu’elles tissent entre voisins n’en sont pas moins
menacées par le regain récent d’actes violents contre
certains lieux de culte.
Dans le cas de la diaspora arménienne, l’aura de
l’église apostolique a pu surmonter les divisions politiques
(Martine Hovanessian). L’érection dans les villes
françaises de monuments célébrant la mémoire de ce
peuple martyr permet à ses descendants de s’approprier
les valeurs d’universalité de la foi chrétienne et
de l’hospitalité républicaine.
La présence mineure dans les villes de populations
allogènes a toujours été liée à la valeur des échanges
avec le lointain. Des commerçants ont arrimé dans
quelques rues l’offre de produits exotiques et ont
appris à investir l’espace urbain le long des axes de
transport (Vasooden Vuddamalay). Sophie Bava nous
introduit ainsi dans la confrérie mouride, mouvement
religieux issu du Prophète Ahmadou Bamba dans la
ville de Touba au coeur du Sénégal et qui essaime
aujourd’hui à Marseille ou Paris. Les dahira, structures
de base des communautés d’exil, hier passées du
rural à l’urbain, affirment l’identité transnationale du
mouvement. Tantôt alliés ou opposés aux commerçants,
les intellectuels prennent de l’ascendant en rappelant
les valeurs humanistes et anticolonialistes du
Prophète.
Expressions singulières dans un concert de positions
multiples et également défendables, ces présences
religieuses semblent un défi à la neutralité de
l’espace public laïc. C’est ce défi que relèvent certaines
municipalités qui prennent l’initiative d’un dialogue
interreligieux original. À Marseille, Roubaix ou Montreuil
comme le montre AnneSophie Lamine, des dispositifs
d’échange et d’information s’installent dans
la durée, sous diverses formes juridiques. Certains
événements du monde ou de la vie locale activent ces
rencontres, au risque parfois d’ajouter à la confusion
entre le politique et le religieux. Palimpseste vivant, la
ville est faite de ces balancements entre régimes de
signification, de ces mouvements d’intrication et de
séparation, saisis dans l’architecture. En témoigne ici
le destin croisé de La Madeleine et du Panthéon, entre
église et république (Albert Lévy).
Ce dossier sur les liens entre urbanité et religions est
loin d’être complet. Il évoque seulement l’emprise
urbaine des monothéismes de part et d’autre du monde
méditerranéen. Les continents asiatique et américain
manquent à l’appel. Les histoires qu’il développe indiquent
à peine les ambivalences ou les intermittences de
la foi qui s’appréhendent au plus petit niveau de la religion
en train de se faire ou de se dire. Travail pluriel des
croyances qui pourrait bien être le propre de l’urbanité.
Une urbanité qui dispense l’espace public d’établir trop
hâtivement des correspondances entre communauté
religieuse et appartenance ethnique.
Pierre Lassave, Anne Querrien