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Numéro 87 Septembre 2000

Nuits et lumières

CLAIR-OBSCUR OU HAUT-RELIEF ? En s’interrogeant sur les mesures propres à revitaliser les centres urbains, des chercheurs britanniques, notamment Justin O’Connor de l’Université de Manchester, se sont aperçus que les cultures populaires caractéristiques des quartiers ouvriers, inner cities, avaient disparu en même temps que la main d’oeuvre se dispersait et se reconvertissait dans des activités moins collectives. La réhabilitation du centre passait nécessairement par la réinvention d’une vie nocturne. De leur côté les entreprises de transport urbain font face à une demande croissante de services de nuit, qui ne semble pas liée uniquement aux nécessités du travail. Les observateurs notent une désynchronisation des horaires ouvrés selon les métiers ou au sein d’une même activité, et un élargissement de la plage horaire utilisée. Les magasins glissent lentement vers la ville à temps continu, ouverte vingt-quatre heures sur vingtquatre, à laquelle les consommateurs s’initient par téléphone ou sur internet. Les grandes villes consentent à se laisser sillonner de bus de nuit, au moins pendant les festivals. Un nouveau champ de possibles, une nouvelle frontière, s’ouvrent à l’aménagement, évoqués dans le n° 77 des Annales de la Recherche Urbaine, « Emplois du temps ». Nous avons voulu interroger davantage les chercheurs sur l’évolution de cette vie nocturne, en nous demandant si la volonté de la mettre en lumière pour mieux la servir ne risquait pas d’en estomper les traits et la différence d’avec la vie diurne. Le brouillage des limites entre nuit et jour n’allait-il pas engendrer une sorte de clair-obscur généralisé, sur le fond duquel se développerait encore davantage d’individualisme et de dispersion ? La possibilité qu’offre la ville aujourd’hui de vivre la nuit grâce aux artifices de l’éclairage est apparue un critère tout à fait discriminant, qui hiérarchise les villes selon leurs capacités lumineuses et les quartiers selon leurs qualités de vie nocturne. Regarder vivre la ville la nuit est alors une sorte d’aubaine méthodologique pour saisir à travers les lieux d’animation qui se dessinent les différents groupes sociaux qui marquent l’espace public et forment l’opinion. Les écoles littéraires successives ont développé chacune leurs préférences et leurs manières particulières de se promener et de se fixer, notamment dans la capitale. Une des difficultés de la période actuelle à actualiser son imaginaire nocturne tiendrait à l’avènement d’un nouveau mode d’écriture et de lecture interactif qui ligote chacun à sa machine de la même façon quelle que soit l’heure, et ne le pousse plus à sortir chercher au coeur de la ville son inspiration. La description de la nuit par Thierry Paquot décline un ensemble d’images partagées par l’homo urbanus cultivé dont l’accès direct à des informations parcellisées à l’excès va faire disparaître jusqu’au souvenir, en même temps qu’il fera disparaître chez la plupart le souci d’aller y voir de près. Finie l’errance nocturne dans laquelle l’être s’accomplissait ! Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont une vision plus consumériste des nuits parisiennes. Observateurs attentifs des moeurs bourgeoises contemporaines, ils ont analysé les magazines spécialisés pour découvrir les lieux et les mots d’ordre de fréquentations nocturnes. Malgré le caractère socialement moyen du public visé, une différenciation sociale intense informe ces descriptions et souligne le caractère privé des acteurs qui composent le public de la nuit. Les auteurs notent la saturation de l’espace imaginaire disponible par des initiatives en tous genres et n’hésitent pas à prédire l’extension de la nuit vers le jour. Les passionnés de danse sur le retour de l’âge ont choisi depuis longtemps la tombée de la nuit et son approche, voire l’après-midi pour se rencontrer. Lumière tamisée, ambiances étudiées, reconstruisent en intérieur l’illusion d’une nuit qu’ils ont abandonnée aux danses récentes qui ignorent le couple. Séances spécialisées, thés dansants ou dancings, sont présents dans toute l’agglomération, dans le centre comme en banlieue. La RATP préfère le Balajo près de la Bastille pour les détenteurs de la carte Seniorcité. Christophe Apprill suit ces danseurs avec la tendresse de l’anthropologue pour les mondes qui résistent au temps qui passe. Laurent Gaissad parcourt les métropoles du sud de la France à la recherche de lieux de rencontre tout à la fois publics puisqu’en plein air et secrets puisque réservés aux amours masculines. Aires de repos d’autoroutes, parcs périphériques de loisirs ou places de centres-villes sont autant de lieux qui rapprochent corps et automobiles dans un côtoiement propice aux rencontres furtives. Les aménageurs déplacent inconsciemment les lieux de l’amour par leurs opérations successives. Mais ceux-ci se renouvellent et s’utilisent de plus en plus le jour autant que la nuit, différemment. L’école de sociologie urbaine née à Chicago au début du siècle a appelé « régions morales » ces lieux de rencontre et d’identité constitués dans la grande ville par les pratiques de la vie quotidienne. Les snack-bars ouverts à Marseille par des immigrants d’origine égyptienne peuvent-ils être qualifiés ainsi, se demande Florence Bouillon ? Ils permettent une restauration rapide, mais offrent aussi un lieu de sociabilité, qui les distingue des autres formes de restauration rapide ou traditionnelle, et conduit à des rencontres inédites entre consommateurs aux horizons sociaux différents. Cette singularité dans l’espace local en fait un lieu de reconnaissance de tous les noctambules, d’où qu’ils viennent. La nuit s’estompe ainsi sous l’effet des services qui nous la rendent plus habitable, parmi lesquels l’éclairage urbain occupe une place de choix. L’écriture littéraire, la fréquentation des concerts ou des dancings, le choix des lieux de rencontre et de restauration, étaient autant de pratiques individuelles, même si le sociologue croit y déceler des tendances collectives. La mise en lumière de la ville est à l’inverse une pratique publique, mûrie dans des processus de décision municipaux, étayés par des raisonnements techniques sur le fonctionnement urbain. L’évolution industrielle dans ce domaine, les impératifs passagers d’économie d’énergie, la décentralisation des compétences en matière d’urbanisme, la compétition économique croissante entre les villes sont autant de facteurs à intégrer dans un raisonnement professionnel de type nouveau, celui du concepteur-lumière au service des collectivités locales. Jean-Yves Toussaint et Jean-Michel Deleuil épousent nettement les idées de la profession, et de ses membres les plus innovants. Il s’agit d’instituer une nouvelle « ère des lumières », non plus spirituelle comme au XVIIIe siècle mais matérielle. Rendre ainsi la ville lisible directement par l’usager conforte le pouvoir politique comme compétent et proche, comme évident, au risque d’affadir l’interrogation démocratique sur sa légitimité. Sophie Mosser et Jean-Pierre Devars critiquent la volonté de puissance des nouveaux éclairagistes d’un autre point de vue. En rajoutant sans cesse de nouvelles dimensions à la définition d’une bonne lumière urbaine, on s’interdirait à leur avis toute évaluation et on ouvrirait le champ à une création continuée incontrôlable et dispendieuse. Même dans le domaine mieux balisé de la sécurité, il semble que la recherche et surtout l’expérimentation psycho-sociologique soient balbutiantes et qu’on dispose de peu de résultats pour fonder une politique technique. Pourquoi ne pas s’en remettre alors à la profession naissante des concepteurs-lumière en cours d’organisation, qui par le jeu de la critique interne, saura bien affirmer une normativité relative ? C’est ce que suggère Sandra Fiori en déclinant les principaux points de cette nouvelle compétence. Mais l’aptitude à faire chanter les matériaux à la lumière n’a-t-elle pas besoin d’un récit dans lequel trouver un autre sens que le rappel du jour ? Ce récit peut-il être seulement au service du pouvoir politique du moment ? La lumière peut-elle réellement sécuriser en estompant la présence de l’autre, ou ne contribue-t-elle pas à le repousser plus loin ? Le travail sur la lumière peut-il faire l’économie des interrogations politiques fondatrices de l’urbanisme ? Malgré l’affirmation répétée des bienfaits de la mixité sociale, cet ensemble d’analyse des pratiques nocturnes et des conditions lumineuses susceptibles de les faciliter montre bien qu’elle ne se produit guère spontanément, et qu’elle s’expérimente avec plaisir dans des conditions exceptionnelles ou marginales. Parmi ces conditions spécifiques, le logement social, qui n’était pas promis à ce destin au départ, a fini par figurer en bonne place. La nuit, les problèmes de cohabitation semblent d’autant plus aigus que les services publics, qui quadrillent les quartiers le jour, se retirent pour se reposer. Une innovation sociale a été proposée pour voler au secours de la mixité malmenée et recréer du territoire partagé entre les habitants qui voudraient s’approprier les quartiers de façon exclusive. Les « correspondants de nuit » ne disposent guère que d’une compétence langagière pour retisser une nuit de banlieue paisible, malgré les cris qui la déchirent parfois. Nathalie Réto et Jean-Yves Dartiguenave ont enquêté à Rennes alors que François Ménard s’essaie à une réflexion plus générale. Le polissage du temps et du bruit que les correspondants de nuit opèrent serait destiné avant tout à rendre le quartier plus présentable aux autres, à renouer le lien avec la ville. Il s’agirait d’établir un pont entre l’urbanité bourgeoise affable le jour et muette la nuit et l’urbanité populaire d’autant plus bruyante la nuit qu’elle a été privée de son ancrage de jour par le chômage. Le nouvelle profession de correspondant de nuit serait chargée, comme beaucoup d’autres, de relier deux mondes appelés désormais à se rencontrer dans des relations non contrôlées par le travail industriel ou domestique. Du côté du travail précisément, la nuit reste marquée par la dévalorisation quelle que soit la profession considérée, infirmière avec Anne Vega, policier avec Florent Gatherias, agent de surface avec Hélène Bretin. Les soutiers de la société se retrouvent la nuit, dans le mépris et la nécessité, dans le choix aussi de marquer l’écart avec une hiérarchie qui ne leur fait pas envie ou du fait de conditions de vie qui ne les incitent pas à se battre pour les améliorer. La nuit reste aussi un espace de déréliction, dont les lumières, les médiations, les excitations et les fêtes n’auront jamais complètement raison. Résistant à l’arraisonnement par la technique, elle est une nouvelle frontière pour la pensée et pour l’action, comme l’affirme Luc Gwiazdzinski qui s’essaie à la faire prendre en compte dans les documents de planification urbaine de Strasbourg. De nombreux chiffres montrent qu’il y a glissement des phénomènes urbains vers la nuit, et que si on n’y prend pas garde, une gestion libérale de cette nouvelle appétence nocturne sera source de nouvelles ségrégations. Dans toutes les zones urbaines, de nouveaux conflits apparaissent en liaison avec l’économie de la nuit. La nuit nous invite donc à développer de nouvelles approches méthodologiques de la ville parmi lesquelles l’analyse de films serait davantage à considérer, indique Magali Laurencin. Ce numéro reste exploratoire ; il ne concerne d’ailleurs que des phénomènes observables dans les plus grandes villes. L’interpénétration des ambiances et des valeurs diurnes et nocturnes fait retour sur l’analyse de la distribution spatiale des fonctions urbaines et des groupes sociaux. Loin d’estomper les frontières sociales, la ville en clair-obscur en accuse les traits. Les règles d’accès aux attractions de la nuit sont d’autant plus discrètes et sélectives que les promoteurs en sont des puissances privées, souvent commerciales. La nuit, lieux réservés, lumières focalisées, transports rares, et autres discontinuités de l’espace public, forment, pour le chercheur, un haut-relief de la société urbaine. Anne Querrien, Pierre Lassave