Sommaire
Numéro 90 Septembre 2001
Les seuils du proche

Depuis quelques années, l’idée de proximité
imprègne le discours des politiques urbaines, soucieuses
de solidarité et de quotidienneté. Cette idée
devenue thème polyvalent doit permettre de prendre
davantage en compte les attentes des usagers, et donc
d’éviter un certain nombre de malentendus et de
conflits. Dans les services locaux, elle accompagne le
développement de nouvelles technologies et l’offre
d’emplois peu qualifiés1. Elle domine les démarches
patrimoniales des habitants, plus soucieux de défendre
leurs propriétés et les environnements immédiats que
de développer un patrimoine urbain, national ou mondial
dans un souci touristique et économique général.
Elle inspire les démarches de réparation de l’habitat
ou d’amélioration du cadre de vie, et les logiques de
valorisation qu’on regroupe aujourd’hui sous le vocable
de renouvellement urbain.
La proximité en ville s’impose comme une valeur
d’autant plus partagée qu’elle s’inscrit dans l’histoire
urbaine de la société. Pourtant, au même moment les
recherches se multiplient sur « l’étalement urbain », la
« ville émergente », « fragmentée », « éclatée », et autres
néologismes qui signalent l’accroissement des distances
que parcourent des ménages toujours plus nombreux, à
la recherche d’espace et de quant à soi. Bien que la
tendance à l’exode vers les périphéries urbaines se loge
dans le maillage communal ancien, elle ne s’accompagne
guère d’un repli des activités collectives vers les
anciens bourgs ruraux ; au contraire les rurbains ont
tendance à utiliser, grâce à leurs voitures, l’ensemble de
l’espace de l’agglomération, et à ne plus se reconnaître
d’un quartier particulier.
Il nous a donc semblé que le nouvel impératif de
proximité méritait d’être mis à la question dans la multiplicité
de ses acceptions. Car si la proximité est avant
tout un argument rhétorique, une forme de justification,
n’y a-t-il pas risque qu’elle change de sens suivant
le contexte de son invocation, et que loin d’exercer
dans la société une vertu pacificatrice et unifiante, elle
en exacerbe les conflits et les différences, hypothèse
que reprend ici Philippe Genestier.
De nombreux chercheurs ont estimé que leurs travaux
conduisaient à un détour par ce thème et nous
ont donc proposé les contributions qui composent ce
numéro. Les champs d’expérience et les références disciplinaires
mobilisés sont très variés, et les descriptions
concrètes des terrains étudiés tout autant. Mais une
idée forte se dégage de toutes ces approches : quel que
soit le contexte, la proximité sociale est irréductible à la
proximité physique ou spatiale. On pourrait même
dire que la construction de la proximité sociale, ou
mentale, s’opère par différence d’avec la proximité physique,
par composition avec d’autres liens, ou par sélection
au coeur du local. Idée lourde de conséquences
pour les services publics ou privés qui se donnent la
proximité pour mission ; les contours de celle-ci ne leur
sont pas donnés par les seules limites de leur exercice.
La proximité est une tension et non un état de fait. En
1970 déjà, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine
Lemaire avaient brillamment montré que toute politique
urbaine fondant ses espérances sur la proximité
spatiale risque par réaction d’aggraver paradoxalement
les distances sociales2.
La concentration croissante des activités dans les
grandes villes est liée aux différents types de proximité
à mobiliser pour une optimisation de la coordination.
Tout concentrer dans le périmètre et aux abords de la
grande entreprise expose à un sous-emploi constant
d’une partie des hommes ou des machines. Des proximités
organisationnelles sont à découvrir entre entreprises
grâce auxquelles des dispositions sociales communes
facilitent les processus d’innovation et
d’apprentissage. La proximité devient alors une aptitude
à se connecter, une dimension active. À l’échelle
internationale, elle se décline comme lien productif entre compétences différentes. La proximité renverrait
en économie au potentiel coopératif, elle s’évaluerait à
l’aune d’un projet : projet d’entreprise en réseau, projet
territorial de rassemblement local. (Olivier Boulba-
Olga, Pascal Chauchefoin). Josée Landrieu s’inquiète
cependant de ce que l’économie de la proximité se
borne à une politique d’emplois faciles et fortement
aidés, pour des activités réparatrices ou mineures, et
donc fortement déconnectées de l’enjeu d’apprentissage
collectif. Dans le cas des « emplois jeunes » des
grandes entreprises publiques, la population visée a été
réduite à un ensemble d’individualités appelées soit à
s’assimiler soit à aller chercher fortune ailleurs. Pour
avoir accès à l’emploi durable, l’employé précaire est
invité à se défaire peu à peu de la proximité au nom de
laquelle on l’a mobilisé.
Raymonde Séchet souligne la tendance à deux
régimes territoriaux différents de la proximité : celui de
l’autonomie confortable pour ceux qui en ont les
moyens financiers et automobiles, celui de l’exclusion,
de l’urgence et des espaces résiduels, gérés au jour le jour
par les agents des services publics et sociaux. La mise en
avant de la proximité abandonnerait l’horizon républicain
d’égalité, pour se résigner à une simple équité.
Pour les spécialistes des usages sociaux des télécommunications,
le téléphone, et a fortiori le téléphone
portable, utilisé librement, hors travail, sert surtout à
appeler les proches (famille, amis) et à établir son
micro-réseau à soi. La télécommunication est une organisation
des circonstances de proximité. Avec son
répertoire chacun dessine sa tribu (Pierre-Alain Mercier),
une tribu confortée par les « visus » fréquents et
qui tire paradoxalement sa consistance de la fragilité de
ses liens, dimension familiale exceptée (Chantal de
Gournay, Zbigniew Smoreda).
Quant aux spécialistes du commerce, leur message
est simple : les grandes surfaces ne sont pas les ennemies
de la proximité urbaine ; bien au contraire elles la
recomposent. Les enquêtes auprès des usagers sont formelles
: l’autonomie motorisée relie les parties disjointes
de l’ancienne ville et les grandes surfaces forment
les noeuds de ces réseaux (François Madoré).
Internet, l’utilisation de transports alternatifs à la voiture,
et autres éléments innovants poussent à une individualisation
accrue des comportements (René Péron).
Cette position de la proximité à la frontière de la
ville serait particulièrement sensible dans d’anciens
quartiers populaires en voie de « gentrification » en
périphérie de centre ville. C’est ce qu’indiquent les
deux études de cas faite l’une à Rouen par Gérard Baudin
et Sabine Dupuy, l’autre à Rennes par Frédérique
Chlous-Ducharme, Marie Gourvès et Patrick Le Guirriec.
Malgré l’arrivée inexorable de nouvelles populations,
les anciennes se voient instituées dans un rôle de
gardiens de l’authenticité « villageoise », et donc protégées
contre les envahisseurs à venir.
Construit dans l’imaginaire et les usages, l’idéal de
proximité varie de contenu au gré des tensions locales
qu’il masque. C’est ce que suggère Tatiana Guélin au
cours d’une enquête sur le rapport au bruit des usines
dans des quartiers populaires où l’habitat est très
proche. Les habitants qui n’ont pas envie de frayer avec
leurs voisins trouvent les bruits faits par ceux-ci beaucoup
plus insupportables que ceux faits par les usines.
L’absence de bruit chez les voisins et celui qui
déborde de chez soi tourmentent les habitants d’origine
algérienne (Atmane Aggoun). Pour la famille algérienne
traditionnelle, les voisins sont peu ou prou des
cousins, avec qui on partage repas, peines et joies, sans
égard pour le bruit que cela fait puisque tout le monde
y participe. Faire sortir le voisin en colère permet au
moins de le connaître !
La mise à distance ostensible des autres s’observe
surtout en Amérique latine, et en particulier en Argentine,
où le renoncement national aux politiques de solidarité
sociale conduit les familles fortunées à chercher à
sécuriser avant tout leur espace familial. C’est là que se
dessine le plus fortement une nouvelle occupation de
l’espace périurbain par des cités fermées, gardées, à la
nature normalisée, aux cohabitants contrôlés. Les
transports aussi séparent de la masse des habitants
pauvres avec lesquels les contacts se font par oeuvres
charitables interposées ou pour le recrutement de la
domesticité (Christine Dourlens et Pierre Vidal-
Naquet).
Dans une ville africaine, Mopti au Mali, les relations
de proximité entre de multiples ethnies s’intensifient
à travers les échanges de paroles en langue véhiculaire.
L’hétérogénéité des cultures et des trajectoires
que l’histoire orale recueille fonde l’identité plurielle de
la ville. Les parentés à plaisanterie, les relations clientélistes
ou les liens de dépendance qui se nouent dans les
échanges interethniques ne renforcent pas moins les
distances (Élizabeth Dorier-Apprill, Cécile Van den
Avenne).
En Inde, l’habitat ouvrier au centre de Mumbai (ex-
Bombay) est dominé par des constructions anciennes,
surpeuplées et dégradées, les chawls. Cet habitat se distingue
cependant par son lien quotidien avec les autres
espaces urbains ou à l’occasion d’événements festifs ou
politiques qui affirment la présence ouvrière dans la
ville. Au nom du civisme et de l’hygiène urbaine, les
manières de vivre le quartier sont aujourd’hui remises
en cause (Gérard Heuzé).
Pour Cynthia Ghorra-Gobin et Thomas Kirszbaum,
la proximité habitat-travail, qui ne semble plus centrale
dans les politiques de droit commun, reste un
enjeu important du traitement des quartiers défavorisés.
Que ce soit aux États-Unis ou en France, les politiques
de la ville ont essayé d’y constituer une économie
de proximité, soit parce que les entreprises ne s’y
implantent pas spontanément, soit parce que leurs habitants n’ont pas le profil recherché. La suite des
mesures prises depuis vingt ans montre que la proximité
ne joue pas là son rôle de mise en connexion. Les
investissements nécessaires ont-ils été faits ?
L’interrogation sur la relative inefficacité des politiques
publiques est aussi celle de Pierre Demonque, à
propos de la police de proximité en France. Il n’y a
pas selon lui à s’interroger sur ce concept, bien qu’il
soit porteur d’une injonction paradoxale. L’exemple de
Montréal montre pourtant qu’on y parle de quartier, et
non de proximité, comme chez tous nos correspondants
étrangers, en refusant la tension, et éventuellement
l’incitation à la fuite, dont est porteuse la notion
de proximité. Il reste que le turn over des agents et un
insuffisant effort de formation sont peu propices à
désamorcer cette tension.
Car la proximité n’est pas quelque chose de recherché
a priori dès lors que l’autre diffère trop de soi, ou
au contraire que le risque de lui être assimilé surgit.
Sophie Rouay-Lambert analyse finement les interactions
entre passants et sans-domicile fixe dans les
espaces publics.
La proximité est difficile également à vivre entre les
habitants et les élus chargés pourtant de les représenter.
L’absentéisme électoral augmente. Nombreuses sont
les démarches dans tous les pays du monde pour développer
la participation. Marie-Hélène Bacqué et Yves
Sintomer comparent le mouvement communautaire
américain, le budget participatif à Porto Alegre au Brésil
et la situation française. La participation n’est-elle
pas organisée pour un niveau subalterne de décision ?
Jérôme Boissonade montre plus d’optimisme quand
il nous fait entrevoir dans les regroupements de jeunes
en pied d’immeuble ou dans la rue des modalités spécifiques
d’organisation sociale, des modes de communication
de proche en proche, et nous révèle que ce
sont les jeunes qui utilisent l’espace le moins « normalement
» qui ont le plus d’interactions avec les passants.
Il y aurait alors peut-être un autre accueil à faire de ces
« incivilités »…
Ce serait sans doute une des missions de la gestion
urbaine de proximité dans l’habitat social dont Barbara
Allen nous expose la mise en oeuvre. On constate
une volonté politique claire au sommet de se rapprocher
des agents de terrain. L’expérience engagée
implique là encore de nouvelles compétences qui restent
à définir et éprouver.
L’Église catholique paraît plus avancée et plus pragmatique
dans sa réorganisation de proximité. Ses
paroisses se regroupent aujourd’hui pour faire face à la
baisse des vocations, aux transformations de la pratique
religieuse et surtout à l’éclatement des cadres de
l’urbanité. Les diverses formules de regroupement retenues
fondent le renouvellement ecclésial sur la communauté
de services partagés entre prêtres et laïcs
(Marc Bonneville).
L’idée de proximité prend également tournure de
part et d’autre des frontières. En Moselle-Sarre, la
proximité géographique et les liens entre associations
créent des alliances qui surmontent un lourd héritage
historique. L’agglomération transfrontalière et intercommunale
qui naît ainsi forme la base territoriale
d’élites nouvelles portées par l’intégration européenne
(Philippe Hamman).
La dimension architecturale pourtant présente dans
les situations et institutions précédemment rencontrées
mérite au titre de notre thème quelque réflexion plus
explicite. Donne-t-elle lieu à un travail spécifique de la
question de la proximité ? Peut-on encore créer matériellement
des espaces de proximité dans la ville ?
Corinne Boddaert et Laabid Harfouche rendent
compte de leur réflexion sur les espaces publics de
Rome et sur le rôle qu’y jouent les monuments. Ils
nous montrent très clairement la proximité comme
création double : à la fois différence et lien ; comme
position du même lieu sur plusieurs échelles temporelles
différentes ; comme position d’un espace multidimensionnel
que l’artiste va explorer jusque dans ses
prolongements oniriques.
C’est ainsi que la porte et le pont, comme l’avait
déjà pensé Georg Simmel, renvoient aux ouvertures et
fermetures simultanées qui tissent l’urbanité. Les tensions
sociales liées à la question d’une proximité polysémique,
telles que les chercheurs les révèlent dans ce
numéro, exigent, pour être mieux comprises, de dépasser
les oppositions duales entre proximité physique et
distance sociale, entre l’injonction du proche et la réalité
des conflits. L’image du seuil, en ce qu’elle distingue
et relie à la fois, vient ici compléter la réflexion
de Simmel et celle des architectes. Image ou figure qui
se développe au pluriel : les « seuils du proche ».
Anne Querrien, Pierre Lassave