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Sommaire

Numéro 101
Novembre 2006

Economies, connaissances, territoires

Lors du Conseil Européen de Lisbonne en mars 2000 les dirigeants de l’Union lui ont fixé pour objectif de devenir en 2010 « l’économie de la connaissance la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». À mi-parcours, les résultats sont jugés décevants. De cet objectif stratégique a été retenue l’augmentation quantitative de l’emploi global, et a été oubliée la notion d’économie de la connaissance. Des efforts ont été faits pour développer l’investissement en recherche et développement, mais, dans l’ensemble de l’Europe, les réformes se traduisent surtout par un transfert d’une partie des financements vers des partenaires privés. L’opinion publique estime que l’économie de la connaissance est développée dans les grands centres de recherches, publics et privés, qui ont des relations de proximité avec des industries et/ou des relations de fabrication mondialisées. Le rapport du député Christian Blanc, rédigé à l’intention du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, en 2004, montre que l’Europe doit dès lors viser la conception des produits fabriqués dans les territoires industriels du reste du monde, en tablant sur les compétences régionales les plus pointues. La voie semble étroite : les Européens ont pour eux l’ancienneté de leur démocratie urbaine, la densité du réseau des villes européennes, les traditions de qualité de la production. L’hypothèse est aussi que la qualité de la vie urbaine, l’environnement, deviendrait une ressource, notamment par le développement du tourisme. Le tourisme est déjà la branche économique la plus importante dans le produit intérieur brut. 75% des Français, interrogés par sondage, pensent que la protection de l’environnement est l’enjeu principal de la stratégie dite de Lisbonne. Le concept d’« économie de la connaissance » a été développé dès l’entre-deux guerres, notamment par Frédéric Hayek, en proximité avec les analyses du sociologue Max Weber. Une économie ne peut croître de manière harmonieuse que si les différents acteurs socioéconomiques vivent en bonne intelligence et ont suffisamment de références communes. C’est ce qu’a réussi à mettre en place la Troisième République avec l’ensemble des lois démocratiques –école laïque, autonomie communale, logement social, chemins de fer d’intérêt local, liberté d’association – qui ont été votées de 1880 à 1901. C’est ce qu’avait aussi initié pendant la seconde guerre mondiale le Conseil national de la Résistance. Cependant depuis les années 1920 la possibilité d’un cadre commun de connaissances à tous les acteurs sociaux est contestée par certaines organisations. L’absence de qualification, de pouvoir, de logement, d’emploi, de papiers, a été transformée en ressources pour des stratégies d’opposition, aux « technocrates » il y a trente ans et au « néolibéralisme » aujourd’hui. L’économie de la connaissance est donc conçue d’un côté comme une « économie d’archipel » (Pierre Veltz), faite de pôles de compétitivité, sur lesquels pèserait l’obligation d’entretenir un appareil de redistribution sociale de plus en plus lourd, au nom de la cohésion sociale nationale. Certes cette redistribution permet le développement sur tout le territoire d’une « économie présentielle » (Laurent Davezies), de services privés et publics, collectifs ou « à la personne ». Ces services modernisent fortement ce qu’on appelait autrefois la domesticité. Ils ont l’avantage, qui peut se retourner en inconvénient, de permettre l’emploi massif de personnes sans qualification. Mais les entreprises ainsi organisées n’ont souvent que le chômage comme instrument de flexibilité, comme les entreprises industrielles auparavant, et se séparent facilement des personnes liées à un mode d’organisation obsolète, en embauchant de nouveaux salariés, jeunes ou immigrés, qui peuvent se plier plus facilement aux nouvelles normes de travail. L’économie de la connaissance est conçue de l’autre côté, notamment par Anthony Giddens à la London School of Economics, comme l’organisation de la réflexivité de la société sur elle-même, tous acteurs sociaux réunis dans ce qu’on appelle « la gouvernance » ou « la troisième voie ». Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas après 1968 avaient appelé leur forme de gouvernement « Pour une nouvelle société ». Dans ce cadre a été votée en 1970 une loi sur la formation permanente, préconisée par les Accords de Grenelle de Juin 1968. Tous les salariés ont alors obtenu un droit, limité, d’acquérir de nouvelles connaissances, par la volonté de leur employeur ou la leur propre. Cette loi a été mise en oeuvre de façon décevante : la cotisation des entreprises à l’effort national de formation pouvait être remplacée par un effort de formation interne. La formation se calait sur ce qui avait été mis en place pour le logement par la loi qui avait créé le 1% patronal. Entre ces deux conceptions de l’économie de la connaissance il y a un large espace au sein duquel chaque acteur, macro, meso ou microéconomique, choisit sa ligne de conduite, décide de l’équilibre à poursuivre. Il peut y avoir des décalages entre les échelles territoriales. Certains territoires, qui ont déjà éprouvé les limites de « l’économie présentielle » parce qu’ils étaient depuis longtemps spécialisés dans l’accueil des touristes et des retraités, ont choisi, dès les années 1960, de développer leurs ressources humaines en investissant dans l’école maternelle, garante des succès ultérieurs, et en essayant d’ouvrir l’université à tous, notamment aux fils d’agriculteurs. Ces régions, pauvres d’un point de vue industriel, mais riches d’un point de vue humain, notamment par rapport à cet indicateur qu’est le taux de réussite au baccalauréat, ont encore du mal à retenir les jeunes diplômés. Elles voient dans le mot d’ordre d’économie de la connaissance une opportunité, et rapprochent par nécessité les deux sens que nous avons dégagés. Mais il faut que les infrastructures, de télécommunication notamment, suivent, or les arbitrages dans ce domaine sont nationaux. Malgré les efforts de la Commission européenne, la réflexion sur ces questions est encore balbutiante. La tendance est à voir les territoires en poupées russes qui devraient imiter de manière homothétique les manières du territoire le plus vaste : la commune imite la région, la région la nation, la nation l’Europe, chacune vantant sa diversité et son aptitude à répondre à tous les besoins de sa population. La mise en place de pôles de compétitivité introduit au contraire des coopérations transversales entre public et privé, entre recherche et industrie, entre services nationaux et locaux, entre Etat, ville et région. La composition de ce numéro conjugue des textes de chercheurs et des illustrations obtenues par ailleurs. Elle met ainsi en relation une pluralité de visions de l’économie de la connaissance. Bernard Pecqueur insiste sur le fait que c’est la représentation de la ville pour l’économiste qui change : la ville n’est plus le lieu où les travailleurs consomment, se reposent, se promènent et festoient pour retourner travailler dans l’usine le lendemain. Les suppressions d’emplois sont passées par là ; « de l’usine (en réduction d’effectifs) on peut voir la ville » (Denis Duclos,1979). La ville, d’abord solidaire, est devenue lieu-ressource pour retrouver du travail ; le chômage s’accumule dans la ville car elle draine les sans-travail des campagnes. Aujourd’hui la ville est le lieu où tous cogitent pour innover, créer de nouveaux services, concevoir de nouveaux usages, chercher plus de qualité. Thierry Baudouin et Michèle Collin reprennent la même thématique dans le cas des villes portuaires. Aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, les villes-ports sont unes, des « communautés portuaires », alors que la France a fait de ses ports un instrument technique, fonctionnel, national, « autonome ». L’arrivée des conteneurs a créé un chômage massif et a fait des ports les territoires de prédilection du renouvellement urbain ; cette évolution a été beaucoup plus rapide quand ils n’étaient pas « autonomes ». L’énoncé des spécialisations des pôles de compétitivité organise la coopération autour d’un produit phare et affirme une tradition locale. Michel Grossetti, Jean-Marc Zuliani, Régis Guillaume, pensent que l’informatique introduit des compétences transversales qui circulent entre entreprises, plus largement qu’au sein d’une branche comme dans les districts industriels décrits au début du siècle par Alfred Marshall. Cette compétence repose sur la formation universitaire. C’est d’ailleurs en relation avec les universités, en continuité avec l’expérience des technopoles d’il y a une vingtaine d’années, que l’État et les acteurs locaux se coordonnent dans les pôles de compétitivité. Christophe Demazière fait le point sur cette politique initiée en 2004 par la DATAR, devenue en 2005 DIACT (Délégation interministérielle à l‘aménagement et à la compétitivité des territoires). Daniel Béhar et Philippe Estèbe sont nettement moins optimistes. Ils estiment que les régions ont tendance à se prendre pour de petits états en réduction, qui se reposent sur les analyses macroéconomiques et statistiques nationales en les ajustant à leur population sans se donner la peine de penser des politiques régionales originales. Les images que nous avons recueillies pour ce numéro viennent leur apporter la contradiction : au niveau local des réflexions approfondies mènent à des initiatives nouvelles, notamment en matière d’aménagement urbain. L’économie de la connaissance se construit d’ailleurs par le bas, en faisant profiter les nouvelles générations de l’expérience des anciennes, en construisant une nouvelle proximité. Guillaume Macher fonde sur cette conviction son intervention de formateur privé. Renouvellement urbain, création de centres commerciaux, insertion par le travail, sont mobilisés dans les quartiers sensibles de l’Ile de-France. On est loin cependant d’une économie de la connaissance estiment Denis Carré, Sylvie Fol et Pascale Philifert. D’après Stéphane Valognes le site de l’ancienne Société nationale de métallurgie de Caen, qui accueille maintenant des emplois de recherche de Philips sous le nom Effiscience, témoigne du passage de relais de l’économie industrielle à l’économie de la connaissance. A Marseille, aux yeux de Gilles Suzanne, la musique rap, qui a contribué au renouvellement urbain dans le site de la Belle de Mai, concourt au rayonnement international de la ville, et donne même lieu à des produits dérivés, dans la mode en particulier. Dans la mutation économique actuelle, la qualité des services publics locaux est essentielle. Or les ressources financières sont comptées. Cette qualité s’obtient par des réorganisations transversales plus que par l’expansion de l’emploi. Aux Etats-Unis le programme de recherche « Austérité fiscale et innovation locale », animé par Terry Clark il y a une vingtaine d’années, a entraîné l’organisation de ce qu’on appelle « la convergence » des services municipaux. Kent Hudson, Antonin Stéphany et Klaus Werner se proposent d’expérimenter le concept dans les villes européennes. D’autres programmes se sont mis en place pour développer l’économie urbaine autour d’événements qui, donnant lieu à des investissements exceptionnels et des coopérations inédites, peuvent introduire la culture dans la ville, comme dans le programme « capitales européennes de la culture », ou lors des Jeux Olympiques. Françoise Lucchini développe le premier exemple, Gérald Billard le second. Arnaud Brennetot s’inquiète de ce que l’indice Mercer, utilisé par les entreprises pour évaluer le degré de la qualité de la vie dans les métropoles mondiales, soit construit en fonction de la seule opinion des cadres expatriés, sans tenir compte du vécu des populations. L’égal accès à la connaissance de populations d’origine ethnique et de niveaux de formation différents est activement recherché dans les politiques nationales malaises depuis l’indépendance, d’abord sur tout le territoire, et aujourd’hui dans des corridors de développement, rapporte Hélène Normand-Prunières. Guy Loinger, Muriel Tabaries et Alexandre Grondeau voient se développer en Ile de France des secteurs, comme des parts de fromage, avec au centre les emplois les plus qualifiés, et en périphérie une recherche banalisée par le développement de l’économie de la connaissance. Plutôt que des grosses « plaques cognitives » isolées dans la métropole, il conviendrait de disperser les activités intellectuelles, en utilisant les possibilités de connexion par les infrastructures informatiques, pour rapprocher la science de la population et construire de nouvelles opportunités d’innovation. D’après Thanh Nghiem, la ville de Brest se serait lancée dans cette voie, celle de la « ville apprenante », ou de « la ville éducatrice », avec un site internet conséquent. De jeunes chercheurs consacrent leurs thèses à ces questions : Florian Charvolin observe la constitution du milieu local de l’aménagement urbain à Saint-Etienne, Sébastien Chantelot cartographie les localisations du « capital humain créatif » en France, et Elsa Vivant se demande si la fameuse « classe créative » inventée par le sociologue Robert Florida existe vraiment, tant les métiers rassemblés sous ce vocable diffèrent par leurs revenus, leurs modes de travail et leurs lieux d’habitat. Qu’y a-t-il de commun entre un directeur de recherche d’entreprise privée et un intermittent du spectacle ? Tous deux utilisent les connaissances accumulées et leur expérience récente, leur travail est « immatériel », dit André Gorz. Mais la localisation dans la ville n’est pas la même, et les écarts de revenus donnent plus ou moins la possibilité de se loger au centre. La création de nouveaux musées d’art contemporain, à Metz, à Vitry-sur-Seine, notamment, et la référence aujourd’hui omniprésente à la musique contemporaine et surtout au rap, sont des indices d’une mutation des sensibilités. Anne Querrien et Marie-Flore Mattei