Sommaire
Numéro 88 Décembre 2000
Des métiers pour la ville

Les villes, dans leur double acception d’agglomérations
urbaines et de communautés politiques démocratiques,
sont reconnues dans le monde entier comme
les principales institutions organisatrices de la vie quotidienne.
Le sommet de l’ONU, Habitat II à Istanbul
en 1996, a solennisé cette affirmation. La Banque
mondiale et les principales banques internationales
réorientent une partie de leurs prêts vers le niveau
« sub-national », c’est-à-dire vers les grandes villes.
L’Union européenne, après avoir affecté ses fonds
structurels au rééquilibrage des régions périphériques,
déshéritées ou en déclin, conclut à la nécessité d’un
« renouvellement urbain ». Celui-ci ne saurait se
confondre avec les procédures administratives qui en
prennent le nom : il s’agit de l’affirmation par tout un
chacun que son lieu de vie est peu ou prou urbain, par
l’ensemble des services auquel il recourt, des équipements
qu’il fréquente, des symboles de modernité auxquels
il se réfère. Le monde social est dès lors confondu
avec la civilisation urbaine.
Depuis les corporations médiévales, les métiers
façonnent la ville en lieu d’échanges entre savoirs,
savoir-faire et spécialités, et concourent à instituer ce
lieu en centre. S’interroger aujourd’hui sur les métiers
de la ville c’est se demander ce que deviennent dans ce
nouveau contexte ceux qui en dressent les plans, qui la
construisent, qui l’entretiennent, mais aussi tous les
métiers, petits ou grands, dont l’exercice en milieu
urbain invite leurs desservants à se poser la question de
l’unité de la ville, de l’équilibre entre ses quartiers.
Les villes se trouvent confrontées aux inégalités des
ressources des citadins et à leurs propres inégalités.
Elles n’ont pas toutes les mêmes moyens pour faire
face à leurs obligations civiles. Depuis la désindustrialisation
récente, la poursuite de la modernisation a
modifié le sens de la chose publique : de commune
elle est devenue sociale, car il s’agit de maintenir les
rapports sociaux en l’état malgré les changements économiques,
démographiques et techniques. Le discours
de l’équité a remplacé celui de l’égalité. Mais dans le
développement communal qu’appelle une croissance
retrouvée, le capital social de toute la population
mérite d’être mis en valeur. Il s’agit alors de « refaire la
ville », de produire du droit commun là où s’était installée
la différence et la résignation. La marge de
manoeuvre est cependant très étroite, quand tout acte
de solidarité est confronté au souci de maintenir les
équilibres sociaux fondamentaux.
La « politique de la ville » en France a ainsi inventé
de nouveaux métiers pour sauvegarder ou recréer
l’image solidaire et libératrice de la ville, disparue dans
les violences exprimées ou refoulées de la relégation
sociale. En cherchant à étendre les réseaux des relations
sociales urbaines aux territoires périphériques ou
écartés, ces intervenants explorent ce que pourraient
être les contours d’une nouvelle communauté politique.
S’agit-il de l’exercice d’un métier, de la mise en
place de nouvelles techniques de communication, ou
d’une contribution à la construction d’une nouvelle
figure du politique ? (Jacques de Maillard, Claude Jacquier,
Nathalie Rémézy-Nicol)
Constituer en métier cette position d’interpellation,
souvent proche de celle des militants politiques ou
associatifs, est une opportunité qu’ont su saisir universités
ou institutions de formation. Ces enseignements,
relevant généralement des sciences sociales et quelquefois
politiques, ignorent le plus souvent les dimensions
spatiales qui restent pourtant les plus facilement négociables
avec les habitants, les plus propices à faire
image, de ville comme de non-ville. Le ministre de la
Ville s’est inquiété de cette floraison de formations aux
référentiels et débouchés imprécis. Un rapport vient
de lui être remis par Claude Brévan, déléguée interministérielle
à la Ville et Paul Picard, ancien maire de
Mantes-la-Jolie, intitulé « Une nouvelle ambition pour
la ville, de nouvelles frontières pour les métiers ». Les
seuls métiers envisagés ici sont ceux créés dans le sillage
de la politique de la ville, depuis 1981. Ils relèvent
tous, pour leur pérennisation comme pour leur formation,
de la responsabilité de l’État qui a impulsé
cette politique ou des collectivités locales qui en ont
pris le relais.
La recomposition de l’action publique à laquelle se
sont attelés les chefs de projets et leurs collaborateurs
(de plus en plus nombreux d’après les enquêtes de l’interréseaux
du développement social urbain) tarde à se
faire sentir. Urbanistes, architectes, et autres spécialistes
en « génie urbain » attendent qu’elle se manifeste dans le « cadre de vie » qui reste pour eux le meilleur
analyseur de l’état local du contrat social.
L’absence des commerces et des métiers, qui bordent
les rues de la ville ancienne, questionne peut-être
plus encore les agents de la politique de la ville que
l’inadaptation relative des services publics. Peut-on
faire de la ville sans une pluralité d’activités, sans un
large espace interstitiel entre le public et le privé, sans
présence locale de tout un ensemble de spécialités, sans
les agents possibles d’une gouvernance locale pluraliste
et diversifiée ? La désurbanisation, fantasmée au début
du siècle comme nécessaire à l’alliance de l’habitat et de
la mobilité, caractérise aujourd’hui aussi bien les quartiers
pavillonnaires que les quartiers d’habitat social.
Même si la circulation automobile implique de faire
attention aux autres, la réduction des espaces de parole
non familiale ou non convenue expose à l’incivilité, à
l’absence de savoir-vivre, que cela vienne des autres ou
de soi-même.
Ce milieu urbain désurbanisé, qui ne connaît pas la
diversité des populations et des activités susceptible de
faire espace public, a été fabriqué par des professionnels
qui voulaient faire échapper leurs contemporains
aux densités pathogènes de la grande ville et leur ménager
des contacts avec la nature apprivoisée des espaces
verts. Les espaces périurbains sont de ce point de vue
plutôt réussis. D’où vient alors le sentiment qu’ils procurent
d’une dévalorisation toujours possible, dès lors
qu’ils ne font pas étalage de fortunes individuelles affirmées
? A défaut de vitrines ou d’étalages, le passant
cherche sur les murs la marque du temps, l’altération.
Le jeune habitant la produit même, histoire de signaler
une existence, de résister à l’espace lisse du pouvoir. Et
les scarifications se multiplient. Elles ne sont pas
propres au quartier d’habitat social, mais à toute la
ville contemporaine (Paulette Duarte).
Quels services peuvent constituer un ensemble de
relations sociales tout à la fois locales et inscrites dans
des réseaux plus vastes, comme le sont dans la ville traditionnelle
les relations entre clients et commerçants,
entre habitants et métiers urbains ? Comment faire des
quartiers d’habitat des places de marché, des lieux où
on s’informe et on négocie, des lieux où on peut réussir
une transaction, des lieux publics ?
Aux prises avec leurs territoires, les agents des services
publics, seuls porteurs d’une professionnalité dans
les zones d’habitat, sont condamnés à différencier
l’espace que toute leur culture initiale les conduisait à
saisir comme homogène. Produire de la différence ou
du marché devient la condition de leur intervention.
Du marché, c’est-à-dire du corps à corps piloté par la
parole ; une parole énonciatrice de valeur locale ; une
valeur locale prise dans les flux de valeurs urbaines et
mondiales.
Produire du public permet de relativiser et de discuter
la valeur moyenne de référence donnée au quartier par l’ingénieur qui pense déjà agencement intercommunal
et gestion de la ville à l’échelle d’un territoire de
projet global. La disposition des activités autour des
espaces publics parcourus par le piéton y est moins
sensible que les panoramas que pourra embrasser le
touriste. Environnement et paysage structurent cette
vision conçue pragmatiquement avec les nouveaux
interlocuteurs de l’Équipement. Une échelle de jugement
dont il convient d’autant plus d’informer les élus
locaux qu’elle est celle des décideurs économiques
(Gilles Jeannot).
La conception des équipements collectifs s’inscrit
également dans cette vision progressiste d’une administration
des choses qui devrait bénéficier de l’expérience
antérieure pour toute nouvelle réalisation. Mais
cela supposerait une évaluation après mise en service
qui n’est pas toujours prévue. Cela supposerait de comprendre
que ces équipements forment une série à l’ordonnancement
de laquelle l’apprentissage collectif, et
la négociation entre le central et le local, sont indispensables
(Éric Daniel-Lacombe et Jodelle Zetlaoui).
Pour les auteurs examinant divers métiers de
conception urbaine, la ville, même déniée, est
construction collective qui s’inscrit dans la continuité
d’un processus historique. L’accompagnement par la
puissance publique du « renouvellement urbain » ne
comporte plus le fantasme pseudoscientifique d’une
rupture « épistémologique », ou le rêve architectural de
production d’une nouveauté formelle radicale. Mais la
composition des projets privés, et publics, la régulation
des exigences en termes de réseaux, l’harmonisation
des formes sont les moyens utilisés par les agences d’architecture
et d’urbanisme des grandes villes pour
accueillir la nouveauté, tout en veillant à la continuité.
Qu’il s’agisse des architectes en chef des grandes villes
comme Hanoï ou Saïgon (Laurence Nguyen) ou de
l’architecte coordonnateur d’une zone d’aménagement
concerté à Paris (Olivier Chadoin), des professionnels
de l’architecture et de l’urbanisme occupent des positions
institutionnelles nouvelles pour se porter garants
d’une forme qui signifie visuellement le projet de la
ville, entre répétition de silhouettes patrimoniales et
engagement dans la compétition internationale.
Les moyens d’une telle intervention, les opportunités
d’en constituer l’objet, n’existent pour l’instant que
dans les grandes agglomérations : Bordeaux, Marseille
après Rennes, Lille, Nantes, Strasbourg, et Lyon en
permanence, reconfigurent leurs espaces urbains. Les
équipes attelées à ces projets urbains de dimension
internationale sont fort différentes de celles qui s’interrogent
sur la production d’espaces publics dans les
quartiers périurbains ou péricentraux. Le vocable d’urbaniste
peut-il parcourir cette gamme de situations
sans encombre ? (Jean-Paul Blais)
Retour à la case modeste : la ville est faite de
métiers. Certains, de conception, servent de grandes entreprises qui ont, outre les usages, leur image à faire
valoir, témoins les concepteurs de sièges du métro qui
glissent leurs formes autour des prescriptions du
bureau de design et des services concernés de la RATP
(Stéphanie Bouché). D’autres plus méconnus encore
consistent à permettre aux autres de travailler, telles
ces femmes assistantes maternelles, officielles ou souterraines,
qui souffrent elles aussi de la dévalorisation
de leurs quartiers (Liane Mozère). Le balayeur parisien,
lui, règne en seigneur sur son canton qu’il décore
de larges arcs de cercle humides : a-t-il ou non des
contacts avec la population qu’il dessert ? Peut-il informer
les agents du renouvellement urbain des
contraintes de fréquentation auxquelles ils s’exposent ?
(Michèle Jolé). Dans ce paysage social de l’utilité
oubliée, le gardien d’immeuble vient de reprendre du
galon. S’il ne subit plus les contraintes nocturnes de
son ancêtre concierge et jouit d’un plus grand confort,
il ne peut échapper cependant aux obligations que lui
lègue sa position de garant immédiat de la paix sociale
(Jean-Marc Stébé et Gérald Bronner).
Comme l’ont montré Bruno Latour et Émilie Hermant
une ville tient par le bas, les réseaux, les fondements,
le souterrain où les fils s’entrelacent pour que
tout le monde ait la même heure, pour que des plaques
donnent aux rues des noms reconnaissables. En cela la
ville est faite de mille et un métiers qui font de chaque
citadin un élément et de chaque quartier un ensemble
dans ce tout. Aussi on ne s’étonnera guère des contradictions
dans lesquelles se débat l’institution qui sur ce
tout prélève une enclave qu’elle entend gérer à sa façon.
Un office HLM est certes une entreprise, mais une
entreprise sociale. Instruments de sécurité et politique
d’accueil vont difficilement de pair mais créent leurs
métiers respectifs (Yann Maury).
Clin d’oeil à l’hypothèse de plus en plus prégnante
selon laquelle la société est d’abord une assurance contre
le risque : risque de l’émeute sociale dans le HLM qui
préfère gérer prudemment les impayés de loyers, risque
technologique dans nombre de communes qui côtoient
des installations industrielles dangereuses. L’expérience
montre une notable cacophonie quand survient l’accident
qui devrait inviter à doter au moins l’agglomération
d’un risk-manager (Gilles Bani)
Nouveau métier ou nouvelle préoccupation à intégrer
à une ancienne loi, celle qui régit les établissements
classés comme dangereux ? Mais quel métier
définit les zones à urbaniser ? Celui qui mesure les terrains
et en notifie les affectations pour le compte des
propriétaires, ou celui qui y projette déjà de nouvelles
constructions ? Comment s’est formée la compétence
urbaine des géomètres ? (Hélène Vacher)
Associer le mot de métier à celui de ville fait saisir la
longue durée des phénomènes contemporains, leur
enracinement dans une histoire qui rend leur emballement
actuel moins impressionnant. Un atelier du cinquième
congrès de la société internationale d’histoire
urbaine a tenté de comprendre les mutations de
quelques quartiers à travers les transformations des
commerces. Les stratégies familiales et de voisinage
dominent les transformations saisies à partir du principe
heuristique de se tenir à l’écart des grands projets
étatiques. (Caroline Varlet).
La ville d’aujourd’hui promeut la « civilisation des
loisirs », annoncée par Joffre Dumazedier, autour de
laquelle s’est structurée la profession d’animateur, qui
peut s’exercer de manière généraliste dans la conception
de projets ou de manière spécialisée dans la transmission
d’un savoir-faire technique. A l’instar des
autres métiers de la ville il s’agit d’une profession qui se
définit par ses relations avec les autres intervenants. En
cherchant à saisir des opportunités, à constituer des
groupes visant à réussir des tâches communes, à calibrer
un projet pour impliquer l’ensemble des acteurs,
l’animateur se constitue en spécialiste de la construction
d’espaces de médiation (Jean-Pierre Augustin et
Jean-Claude Gillet)
Cette fonction de médiation est reconnue par l’ensemble
des observateurs comme caractéristique des
nouveaux métiers de la ville, et en particulier celui,
idéal-typique, de chef de projet. Exerçant sa délégation
de problématisation du politique, comme d’autres
leur délégation de service public, le chef de projet codifie
de nouveaux objets d’action publique pour leur
trouver modalités administratives et budgets. Il doit
son statut actuel de chef de file des professions techniques
sociales et urbaines à l’équilibre triangulaire
entre pouvoir politique et associations qu’il anime
(Jean-Pierre Gaudin).
Cet équilibre est par nature conjoncturel, d’où les
difficultés statutaires de ces « nouveaux métiers ».
L’écoute de la pluralité des métiers urbains, l’analyse de
leurs interactions quotidiennes, l’attention aux mutations
de leurs pratiques conduisent à une lecture différente
de la ville et de ses perspectives d’évolution.
Anne Querrien, Pierre Lassave