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Yankel Fijalkow

  

Note parue dans le Numéro 106 écrite par Yankel Fijalkow
André Guillerme, Anne-Cécile Lefort et Gérard Jigaudon - Dangereux, insalubres et incommodes, paysages industriels en banlieue parisienne XIXe et XXe siècle

ANDRÉ GUILLERME, ANNE-CÉCILE LEFORT ET GÉRARD JIGAUDON Dangereux, insalubres et incommodes, paysages industriels en banlieue parisienne XIXe et XXe siècle Champ Vallon, Éditions Milieux, 332 pages. À l'heure où le développement durable interroge les formes d'urbanisation dont celles, souvent honnies, de la banlieue étalée (notamment parisienne) ; au moment où l'on s'interroge, par des Plans climats, à la localisation optimale des activités industrielles, il est particulièrement pertinent de revenir à la genèse d'une politique industrielle qui a profondément marqué la proche périphérie de Paris : les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne. Tel est l'objet du livre collectif d'André Guillerme, Anne-Cécile Lefort et Gérard Jigaudon, Dangereux, insalubres et incommodes, paysages industriels en banlieue parisienne XIXe et XXe siècle. Bien illustré de cartographies anciennes, cet ouvrage tend parfois vers l'Atlas en raison de la qualité de ses documents, de ses cartes thématiques et de ses dénombrements. Mais il confronte aussi le récit de la genèse d'une politique industrielle aux évolutions de la pensée scientifique, des techniques réglementaires et des stratégies des entreprises. C'est donc au croisement d'une histoire de la science et des sensibilités, qui permet de fixer les paysages de l'État (géométrie descriptive, cartographie, science médicale, et statistique), qu'émerge une politique industrielle qui distingue l'artiste de l'artisan pour mieux distinguer le manipulateur des vapeurs et l'alchimiste des matières organiques. Les dépôts de peau, les chiffonniers, les tanneurs, sont autant de métiers polluants pour la Capitale que l'Institut doit classer et, idéalement, distribuer dans l'espace. Cet objectif de rationalité, bien incarné par Chaptal, conduit de la chimie sanitaire à la classification des villes. Il légitime la taxinomie des métiers par l'Institut, les uns perçus comme des freins au développement national (notamment ceux qui font pourrir ou putréfier), et les autres qui ne forment un voisinage dangereux que par défaut de précaution… Cette distinction, mise en forme par le conseil de la salubrité de la Seine dès 1802, organise une gouvernance sous la double figure de l'utilité publique et de la vigilance, dans l'esprit du décret du 15 octobre 1810, qui autorise les implantations des activités industrielles. Si les grandes lignes de cet avènement politique sont bien connues, la manière dont la société civile se saisit de la loi, l'est moins. Là est aussi l'intérêt de l'ouvrage qui démontre la force des pétitions et des plaintes, notamment lors de la campagne des odeurs de Paris dont les pics de pollution de 1880-1881, 1896, 1927 et 1928 sont largement documentés. Les habitants ordinaires sont peu cités, mais les personnes bien nées et les propriétaires sont volontiers présents dans les registres de plaintes, qui à l'appui d'un contexte institutionnel brouillé, alors que les moyens dérisoires de l'hygiène publique sont minimes, accordent une efficacité plus grande au décret de 1810. C'est donc une politique de déménagement du territoire qui se met en place et conduit à rejeter vers la banlieue proche les activités décriées. « Le Parisien se plaint, le banlieusard s'éteint » conclut l'un des chapitres où l'on constate la difficulté des communes à refuser des implantations qu'elles accueillaient avec enthousiasme dans la décennie précédente. Résultat de ce jeu social : la distribution des activités selon le risque et la pollution se trouve inégalement répartie en fonction des caractéristiques économiques de la municipalité (densité, prix foncier) et de sa capacité, socialement distribuée, à organiser une résistance effi - cace. On ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage à ceux qui s'interrogent sur les modes d'élaboration, pour le futur, des principes vertueux du développement durable. L'histoire montre que l'existence de stratégies de protection individuelles ou quasi individuelles, par le biais de plaintes, peut constituer lorsque les pouvoirs publics sont défaillants ou mal organisés, une modalité puissante de structuration sociale des inégalités environnementales. Elle contribue ainsi à réinterroger les mobilisations sociales en faveur de l'environnement. Pour mieux cerner la morphogenèse politique de ces paysages de banlieue, on regrettera néanmoins que la question des activités polluantes ait été traitée séparément de celle de l'habitat insalubre, alors que ce sont les mêmes commissions de salubrité de la Préfecture de Police qui en avaient la charge. Yankel Fijalkow