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Numéro 91 Décembre 2001

Villes et guerres

Les villes ont toujours été pour les guerres tout à la fois des cibles et des repaires ; elles ont accueilli les combattants, les ont nourris et cachés. Elles ont contrôlé des routes et gardé des frontières, entretenu des garnisons, arrêté ou soutenu le déploiement des armées. La multiplication contemporaine des conflits dirigés par des factions politiques, ethniques ou religieuses et non par des États souverains transforme les rapports des villes aux faits guerriers. Ceux-ci se modifiaient jusqu’à présent au rythme des nouvelles avancées technologiques, les deux moments les plus importants de notre modernité étant l’invention de l’artillerie puis celle de l’aviation. L’histoire de l’architecture et de l’urbanisme enseigne à quel point l’horizon défensif structure la pensée sur la ville : il la forme compacte derrière ses murailles, puis la développe en arrière de la frontière fortifiée en utilisant les emprises militaires désaffectées, enfin il l’invite à se concentrer davantage et à s’élever en hauteur ou à se disperser et se défaire pour moins donner prise à la menace venue du ciel. Comme l’a souligné Paul Virilio, l’agression contemporaine concentre ses efforts sur les centres de communication, sur les lieux médiatisés dont l’attaque peut être suivie, autant que possible, en direct. Il s’agit de produire l’annonce d’un changement multidimensionnel du cours des choses le plus centralement possible. La ville est visée dans ses images et ses monuments, non pour se les approprier mais pour les détruire. Les images qui nous ont décidé, il y a plus d’un an, à proposer ce numéro étaient celles de la destruction de Grozny quelques années après le siège de Sarajevo. L’attaque contre les Twin Towers à New York et le Pentagone à Washington le 11 septembre 2001 a rappelé que le coeur économique et politique du monde était tout aussi concerné par ces passions meurtrières que ses périphéries. Cet événement confirme le tournant historique déjà sensible dans l’histoire urbaine de la guerre, depuis qu’elle oppose sur le terrain des forces multinationales dépêchées pour maintenir la paix à des factions rivales clamant leur forte intolérance à la culture de l’autre. Les forces antagonistes ne se combattent pas depuis des territoires distincts pour en mouvoir la frontière dans un sens ou dans l’autre. Elles ne fortifient plus, elles n’assiègent plus, elles conquièrent encore moins, et cherchent par la sidération, par la peur voire l’horreur, à obtenir l’obéissance, le conformisme, le repli sur la sauvegarde individuelle et familiale. C’est l’urbanité comme projet à poursuivre d’une construction sociale ouverte aux autres, productrice de richesse et de culture, qui est jetée à terre en même temps que les Twin Towers, que la bibliothèque de Sarajevo, que les immeubles de Grozny et d’autres villes encore. C’est le cosmopolitisme, au sens d’Emmanuel Kant, et ses pratiques inventives qui est interdit par toutes les lignes de démarcations et les murs qui enferment dans la communauté d’origine. Les figures et les thèmes les plus saisissants du dossier rassemblé ici ont trait : 1. à l’arrière-plan commun de purification de la guerre et de l’urbanisme tel qu’il s’est exprimé dans le mouvement moderne en architecture ; 2. à la continuation des conflits armés dans la reconstruction urbaine ; 3. à la longue durée de l’exil et des campements provisoires qui deviennent villes. 1. Au regard de la Première guerre mondiale, l’urbanisme et le mouvement moderne en architecture prennent un relief peu connu. Ainsi que le montre l’historien Albrecht Koschorke, le déclenchement des hostilités fut accueilli en Allemagne avec enthousiasme comme un événement purificateur et salvateur face à la décadence de la civilisation. Le traumatisme qui suivit l’apocalypse entraîna, avec le Bauhaus en architecture, le désir de faire définitivement table rase de la ville chaotique. La planification qui préside à la reconstruction des villes après le second grand conflit reste marquée par ce souci de la purification comme clé de l’accès à la modernité. L’urbanisation du monde à l’occidentale, dont le mouvement est imprimé par les organisations non gouvernementales et accéléré par les forces du marché, semble avoir largement repris à son compte cette préoccupation de régénération. Plus prosaïquement, l’évolution des technologies militaires, notamment l’essor de l’arme aérienne pendant l’entre-deux-guerres, a rapproché durablement les mondes de l’armée et ceux de l’urbanisme. Efi Markou montre par exemple comment, en France, les thèses de la « ville-tour » préconisées par l’ingénieur artilleur Paul Vauthier viennent à l’appui des nouvelles perspectives tracées par la Charte d’Athènes tandis que le modèle de la « cité-jardin » se voit repris par Camille Rougeron, ingénieur naval. Au fil d’un dialogue éclairé, les militaires s’approprient les modèles des urbanistes et les urbanistes voient leurs projets confortés par l’impératif de défense. Mais l’armée d’aujourd’hui n’a plus seulement à protéger l’espace aérien des villes, même si les événements récents en rappellent cruellement toute l’importance. Ainsi que l’écrit Jean-Louis Dufour, expert en questions militaires, les acteurs des conflits armés d’aujourd’hui sont moins des soldats manoeuvrant en rase campagne que des agents de maintien de l’ordre aux prises avec les populations civiles désarmées et les combattants qui peuvent se dissimuler parmi elles. À leur corps défendant, les armées des États légitimes se voient contraintes de réviser leurs stratégies conventionnelles, de s’initier à la communication et au maniement des foules, de pratiquer l’aide humanitaire pour obtenir le consentement. Dans un vaste tour d’horizon historique allant de Hiroshima jusqu’à New York en passant par Berlin et Grozny, Rémi Baudouï dresse l’inventaire de ces changements. La problématique de la reconstruction urbaine apparaît alors centrale dans une réflexion sur les liens entre la ville et la guerre. 2. Ville française parmi les plus reconstruites après la Seconde guerre mondiale, Le Havre n’en a pas moins pu se constituer un patrimoine historique venant des époques antérieures, nous dit Patrice Gourbin. Georges Priem, défenseur infatigable du patrimoine immobilier et monumental de la ville, a en effet empêché la reconstruction d’aller au-delà des destructions, en obtenant la sauvegarde des bassins du port et du quartier Saint- François. Le centre-ville reconstruit par Auguste Perret, architecte qui a su associer le plan moderne et l’ordonnance classique, est aujourd’hui également classé patrimoine, donnant à cette notion son sens de témoignage d’une histoire urbaine dans son ensemble. Florine Ballif décrit les blessures vivantes qui entaillent l’espace urbain de Belfast : lieux intermédiaires de confrontation, d’émeutes et de barrières érigées entre communautés. Le processus de paix engagé récemment neutralise ces espaces. Mais les opérations d’urbanisme qui commencent à s’y réaliser, en l’absence de projet politique concordataire, reproduisent la ségrégation. Une équipe d’architectes engagés avec l’appui d’Europan dans la reconstruction d’une série de quartiers dévastés de Sarajevo (Boris Cindric, Muhamed Serdarevic, Jean Duriau) s’est risquée à proposer un projet qui affiche clairement des perspectives de paix. Elle n’a malheureusement pas trouvé de maître d’ouvrage dans un contexte où organisations internationales et non gouvernementales s’intéressent surtout à l’urgence, au visible, au connu et donc aux maisons plus qu’aux perspectives d’ensemble. Éric Verdeil, en analysant la reconstruction de Beyrouth, montre comment l’urbanisme d’après-guerre peut être le prolongement de la guerre sous les formes civiles de la politique et de la spéculation foncière réunies. La rénovation du centre-ville et la restructuration du réseau de transports ces dernières années réduisent certes la balkanisation de la ville entre communautés hostiles. Mais les promoteurs de ces opérations où les intérêts privés se mêlent étroitement à ceux de l’État, n’ont pas hésité à élargir nettement le champ des destructions au détriment de la sauvegarde d’un art de vivre pourtant caractéristique. Au reste, si la guerre a détruit l’usage des espaces centraux, elle a aussi fait naître, à l’écart de ces lieux, un nouvel espace de côtoiement entre communautés opposées : la Corniche du front de mer à l’ouest de la ville, décrite par Christine Delpal. Non loin de là, en Palestine, l’espace urbain n’est pas seulement disputé, mais nié : il n’y aurait eu là qu’un désert ou presque. Ce qui reste de ses villes s’abîme et disparaît sous les coups d’un conflit interminable observé par Sylvaine Bulle. La ville palestinienne s’est stratifiée au fil des conquêtes coloniales successives depuis le XVIIIe siècle ; elle présente des caractéristiques semblables aux autres villes de l’ancien empire ottoman. Éclatée entre les colonies d’implantation, les camps de réfugiés et les projets de rénovation qui s’emparent de cette mémoire comme argument marchand, l’urbanité palestinienne demeure aujourd’hui en attente. Les représentations cartographiques de la Bande de Gaza, zone israélo-palestinienne en devenir palestinien d’après les accords d’Oslo, ne sont pas neutres comme le montre Nava Méron. Les signes d’identité territoriale sont ainsi plus fournis et diversifiés dans le quotidien Le Monde que dans le quotidien israélien Ha’aretz. Le magazine Manière de voir concentre l’information à l’intérieur du périmètre de la Bande, tandis que la revue Urbanisme traite l’espace local comme un ensemble d’opérations d’aménagement projetées et neutralisées par l’usage d’une carte de l’ONU. Déroulant le cycle des dix dernières années d’affrontements sanglants à Brazzaville, Elisabeth Dorier-Apprill indique comment les violences sporadiques se sont généralisées en une guerre urbaine endémique. La bipartition culturelle et politique entre les « gens du Nord » et les « gens du Sud » a éclaté en multiples guérillas fratricides opposant des jeunes miliciens aux appartenances ethniques artificielles, et recomposant la ville, par des déplacements de population importants. Cette ségrégation et le caractère distendu d’une urbanisation peu dense le long des routes font qu’une partie de la ville vit pendant que l’autre s’entretue. La ville semble avoir phagocyté la guerre ; mais la reconstruction en cours reste fragile. 3. La formation des villes par la guerre apparaît nettement sur la longue durée. Marc-Antoine Pérouse de Montclos la retrace en Afrique de l’Ouest où, bien avant la colonisation moderne, la ville a connu toutes les formes de combats à l’instar de l’Europe médiévale. À la fin du XVIIIe siècle au Nigeria, l’empire Yoruba transforme ainsi la géographie urbaine au gré des razzias et des exodes. La colonisation puis les indépendances nationales n’ont fait qu’ajouter aux difficultés d’intégration urbaine de populations déplacées qui refondent de nouvelles villes. Ce ne sont pas seulement les marques symboliques qui disparaissent partiellement dans ces destructions, mais aussi l’accumulation économique, toujours à recommencer. En Colombie, la population civile est depuis longtemps soumise à la violence chronique des groupes armés (Donny Meertens). Chez les communautés rurales terrorisées, l’exode urbain s’impose comme voie de survie. A Bogota, aux avant-postes de l’intégration urbaine, les femmes trouvent plus facilement que les hommes le gagne-pain pour faire vivre la famille déplacée. Les hommes au chômage forcé se révèlent à l’inverse plus persévérants pour obtenir de l’aide des institutions et dénicher des emplois dans le secteur formel. Mais ils trouvent aussi le temps long et rêvent de retour dans leurs communautés rurales. En Afrique, avec l’intervention de l’aide humanitaire, le déplacement de populations n’est plus sommé de s’intégrer dans le tissu urbain existant. Il lui est proposé une installation provisoire dans des camps, villes inchoatives, nées de la guerre et lui succédant en dur une fois la paix revenue. Créés dans l’urgence comme un dispositif de protection visant à assurer la sécurité physique, alimentaire et sanitaire des réfugiés, les camps agglomèrent des dizaines de milliers de ceux-ci pour des périodes en général beaucoup plus longues que celle de l’urgence. La description des camps de Dadaab, au nord-est du Kenya, par Michel Agier, montre les ébauches d’une symbolique des espaces, d’une différenciation sociale et d’un changement identitaire dans le nouvel échiquier ethnique de l’exil. Le camp de réfugiés peut-il alors devenir une ville au sens d’un espace de sociabilité urbaine, une urbi, et d’un espace politique, une polis ? s’interroge l’ethnologue. Dominique Leblond répond indirectement par l’affirmative en scrutant les infimes processus d’appropriation symbolique des espaces dans les camps d‘internement de la communauté d’origine japonaise aux confins désertiques de l’Ouest américain pendant la Seconde guerre mondiale. Les décorations et les inscriptions en idéogrammes, de moins en moins timides, furent progressivement admises par les autorités militaires. Ces actes identitaires ne conjuraient pas seulement le moment carcéral ; ils annonçaient aussi par leur acquisition même l’intégration urbaine à venir. L’histoire universelle du campement reste sans doute à faire. André Guillerme contribue à l’un de ses moments en montrant comment dans la France des Lumières, la « poliorcétique » – art, science et technique de capture des places fortes – a inventé la « ville passagère », vaste campement assurant l’arrière du siège de la ville ennemie. « Ancres sacrées qui sauvent les États », les places de guerre font plus villes que les autres : d’assiégées, elles deviennent assiégeantes. L’aménagement du territoire contemporain doit beaucoup aux mouvements programmés et pensés par Vauban et ses successeurs, à la reconnaissance de la population comme alliée autant qu’objet du pouvoir. Multiples sont donc les points de rencontre de la guerre et de la ville, dans les trajectoires historiques fondatrices, dans l’approche de la ville comme site à modifier, dans les recherches technologiques offensives ou défensives, dans la mobilisation ou le déplacement des populations, dans l’articulation entre professionnels (militaires ou urbanistes) et habitants, dans la recherche constante de nouvelles formes de gestion de la vie quotidienne. L’expérience des camps tout particulièrement incite à poursuivre l’analyse au-delà de la simple caractérisation de formes de domination. Un fragment d’humanité réuni par force et traité selon des catégorisations allogènes trouve les ressorts culturels et symboliques pour poser de petits actes identitaires acceptables et instituer ainsi un nouvel espace de négociation avec les représentants locaux du pouvoir. La place pour l’invention du quotidien, comme le disait Michel de Certeau, est toujours présente, même si la place centrale de la création culturelle, celle du Dieu en majesté ou du roi équestre, est maintenant vide ou reléguée au musée. La ville offre toujours le lieu d’une telle invention, quelle que soit sa taille, mais tout particulièrement dans les grandes métropoles. La mondialisation y faisant résider des personnes originaires du monde entier, les réseaux d’affinité nationaux pallient les déficiences du système public d’accueil. Ces regroupements peuvent renforcer les réactions de défiance. Un urbanisme défensif est prôné et mis en place progressivement. Vidant l’espace public de toute fonction autre que circulatoire, il dispense la cité de son rôle de lieu de rencontre et d’organisation politique. Mais les victimes des guerres contemporaines sollicitent aussi quotidiennement les citadins et les pouvoirs pour qu’ils honorent le devoir d’hospitalité. Pierre Lassave, Anne Querrien