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Numéro 97 Décembre 2004
Renouvellements urbains

Que fait cette vraie fausse Tour Eiffel sur la couverture
de ce numéro consacré aux renouvellements
urbains ? Et pourquoi avoir mis le syntagme « renouvellement
urbain » au pluriel ? Cette Tour Eiffel, érigée
à Las Vegas, signale que l’hôtel qui la jouxte s’appelle
Paris. La tour, comme le nom, doivent signifier aux
visiteurs qu’ils trouveront en ces lieux les qualités bien
connues de la capitale de la France : convivialité, respect,
raffinement et vie nocturne affriolante. Les réminiscences
d’un lieu magique formé par la succession
des siècles sont mobilisées pour rendre attractif un
espace tout neuf, fabriqué « à la manière de ». Cette
manière est très peu semblable puisque tout diffère :
le climat, l’échelle, l’histoire et l’usage. Las Vegas se
construit hôtel après hôtel, dans le désert de l’Arizona.
Cette ville ne se donne plus seulement à voir à l’auto-mobiliste
qui parcourt son strip, sa rue centrale, et
jouit du défilement de ses affiches lumineuses – travelling
urbain vanté par l’architecte Robert Venturi.
Elle fait de chacun de ses nouveaux palaces un îlot
singulier à découvrir à pied. L’architecture « canard » a
fusionné avec celle du « hangar décoré » dans un genre
péplum, rappel historique, qui inspire de nombreuses
bandes dessinées.
Le renouvellement urbain drape architecturalement
la ville dans des références anciennes pour lui faire
avaler en douceur les nouveaux usages économiques.
Il s’exprime autant dans les lieux où on a les coudées
franches pour construire, dans les lieux désertiques
comme Las Vegas, ou dans les urbanisations nouvelles
en France. Ce drapé formel s’accompagne de mesures
sécuritaires qui transforment les immeubles en résidences,
en habitats expressifs d’un entre-soi contrôlé.
L’espace public n’est plus à chercher dans un dehors
envahi par la circulation motorisée, mais à moduler
dans les cours intérieures. Les normes de l’habitat
populaire traditionnel reprennent le dessus, mais à
un coût réservé aux nouvelles couches de salariés.
C’est le phénomène des « bobos » ou « bourgeois
bohêmes » qui s’installent dans les quartiers « gentrifiés
», transformés dans leur population mais conservés
dans leurs façades datées. Les immeubles
construits selon les normes du mouvement moderne
qui projetait ses habitants dans l’espace lointain de la
ville et du travail sont rejetés comme une parenthèse
historique due à la nécessité, mais inapte à participer à
la continuité de la ville. Cette continuité de la ville est
d’ailleurs constituée au jour le jour pour les visiteurs
et leurs goûts changeants, dans le cadre d’événements
et de manifestations diverses.
De ces transformations à l’oeuvre partout dans le
monde, la politique de la ville a extrait en France le
souci des quartiers défavorisés, qui ne pouvaient pas y
participer spontanément, sans intervention publique.
Ces interventions ont été étudiées comme des opérations
d’amélioration de l’habitat, en quartiers anciens
ou récents, aux effets circonscrits dans leurs propres
limites territoriales. Dans le même temps, les villes
se sont renouvelées en développant d’autres types d’investissements
susceptibles d’attirer les visiteurs par
des activités culturelles et spectaculaires. L’analyse économique
et comptable de ces différents « renouvellements
urbains » comme des « projets urbains » qui
s’en distinguent reste à faire. Une appréciation exacte
de la solidarité ou de « l’équité territoriale » recherchée
par la loi l’exigerait.
Nous avons donc invité les auteurs de ce numéro à
réfléchir aux relations entre ce double sens du renouvellement
urbain : travail d’anticipation des demandes
dans les projets urbains, travail de rattrapage dans les
quartiers défavorisés, double travail dans lequel les
démolitions ou la « résidentialisation » ne sont que
des moyens au service de visions d’ensemble à éclaircir.
La ville ne concerne plus seulement ses habitants,
mais tous ceux qui y séjournent pour travailler, pour
consommer, pour fréquenter ses services, pour assister
à des spectacles, pour goûter de son art de vivre et
de son patrimoine historique. La reconfiguration physique
et l’accompagnement social dans les quartiers
défavorisés peuvent-ils faire barrage à un processus
de relégation s’ils ne sont pas inscrits explicitement
dans les dynamiques économiques, sociales et culturelles
se développant à l’échelle de l’agglomération ?
La déclinaison des renouvellements présentée ici
résulte du choix du comité de lecture et n’a rien d’exhaustif
ni de systématique. La notion de renouvellement
urbain fait désormais partie du langage courant
des urbanistes, malgré son caractère récent et le retour
à la « rénovation urbaine » dans le titre de la loi de
2003. Marc Bonneville souligne son ambivalence : elle
désigne des opérations labellisées d’urbanisme social
en même temps qu’elle traduit le mouvement plus
banal de recyclage immobilier. Dans la première
acception, la rupture avec les processus de marginalisation
peine à se produire. Dans la seconde, les
risques d’une aggravation des inégalités sociales et
spatiales demeurent difficiles à évaluer.
La dérégulation de la production immobilière
depuis la fin des Trente Glorieuses en France s’est
heurtée à la volatilité des marchés, notamment celui
des bureaux. Comme le montrent les économistes
Nicolas Gateau-Leblanc et Romain Paris, le partenariat
privé-public recherché pour financer des opérations
de requalification d’espaces délaissés n’est pas toujours
au rendez-vous. La lenteur du retour sur investissement
et la question du partage des risques laissent
à la puissance publique l’initiative et la conduite
de la plupart des opérations.
Outre les interventions dans les grands ensembles,
premier geste du renouvellement urbain volontaire,
les dossiers se multiplient dans les quartiers en pleine
mutation aux abords des centres, là où les conflits d’affectation
des espaces sont les plus vifs (Rachel Linossier
et alii). Entre les centres où l’on cherche d’abord à
préserver le patrimoine et les grands ensembles périphériques
où l’on vise la réduction du malaise visuel et
social, une nouvelle ligne d’action se cherche et laisse
hors du champ de réflexion les territoires intermédiaires
qui sont les plus nombreux.
La rénovation des grands ensembles, leur démolition
partielle ou totale, reste une interrogation centrale,
en France, mais surtout, comme l’indique Cyria
Emelianoff, dans les pays anciennement socialistes
qui viennent d’entrer dans l’Union européenne. Troisième
grand ensemble de l’Allemagne réunifiée, le
quartier du Grunaü à Leipzig souffre de dégradation et
de vacance. L’argent dans un pays à l’économie bouleversée
manque pour rendre le quartier plus attractif.
Le Grunaü oscille entre ceux qui veulent le rénover et
ceux qui veulent le raser ; de nombreux aménagements
y ont été faits récemment pour le rapprocher
des normes occidentales, mais la fuite continue, favorisée
par le déclin démographique de l’est allemand.
Accroître l’urbanité des grands ensembles, les
démolir tout simplement ou chercher à les améliorer
patiemment, les conceptions du renouvellement
urbain divergent, précise Michel Bonetti. Les solutions
les plus radicales provoquent des effets imprévus, sur-
tout lorsque les questions d’entretien quotidien et
d’opinion des habitants sont sous-estimées. Une sociologie
pratique, attentive à la diversité des histoires et
des lieux de l’habitat social, tend à remettre en question
les grands projets les plus unidimensionnels.
Commune périphérique et populaire de l’agglomération
de Dunkerque, Grande-Synthe est à cet égard
riche d’une histoire sociale et architecturale (Naji Lahmini).
La démolition de certaines tours fut une étape
marquante de son devenir. Mais la transformation du
cadre bâti a peu d’effet sur les questions cruciales de
l’emploi et de la mobilité sociale.
Plus généralement, la notion légale de renouvellement
urbain vise surtout la coordination de politiques
publiques d’intégration des immigrés dans un
contexte de fragmentation sociale aggravée (Thomas
Kirszbaum). Les actions locales pour freiner la dérive
communautaire se heurtent au refus du mélange
social. L’enquête auprès des professionnels des
« grands projets de ville » montre la persistance de
représentations qui rendent difficile la convergence
entre aide sociale et requalification des espaces.
A toutes les échelles, du quartier à l’agglomération,
depuis la loi Solidarité et renouvellement urbain
(2000), l’action publique est obligée de passer par la
concertation publique. Depuis quelques années la ville
de Lyon investit ainsi dans le rassemblement de collectifs
publics d’énonciation des projets d’aménagement
(Jean-Yves Toussaint, Sophie Vareilles, Monique
Zimmermann).
Le renouvellement concerne aussi le devenir problématique
de la ville tertiaire, comme le rappelle Isabelle
Chesneau à propos des bureaux dans Paris et sa
proche banlieue. La surproduction consécutive à la
crise économique des années soixante-dix a déclenché
un processus d’adaptation à la demande par
démolition et reconstruction.
Les capitales des pays riches se distinguent toujours
par un urbanisme standard de puissance internationale,
conforme à la demande des multinationales.
Dans les villes de rayonnement moindre, comme le
montrent Simon Guy et John Henneberry en Angleterre,
les nouveaux investissements tablent de plus en
plus sur l’histoire et la mémoire locales, la mise en
valeur du patrimoine industriel, pour une clientèle
d’entreprises petites et moyennes. Des formes originales
s’en dégagent qui participent à la redéfinition
d’une identité au bénéfice de la région environnante.
Si le renouvellement urbain à la française vise
d’abord la refonte complète de quartiers considérés
comme socialement marginalisés, la requalification
urbaine à l’italienne tend à rendre plus attractifs et
habitables divers espaces en proie au déclin économique
et social (Gilles Novarina, Paola Pucci). Les procédures
françaises apparaissent plus régaliennes et les
italiennes plus contractuelles. Dans un cas l’institution
publique donne cohérence à l’action ; dans l’autre,
la coproduction empirique des territoires mobilise
acteurs publics et privés.
Dans les grandes villes portuaires du sud de l’Europe,
les pouvoirs publics locaux associés aux administrations
d’Etat prennent l’initiative lorsqu’ils sont
assurés de trouver des relais chez les investisseurs privés
pour développer des projets qui se présentent
comme de grandes entreprises de séduction culturelle
(Rachel Rodrigues-Malta). Associant initiative locale et
volonté nationale, le projet Euroméditerranée à Marseille
vise ainsi la relance économique du port et la
requalification sociale et culturelle du nord de la ville
(Jérôme Dubois, Maurice Olive). L’établissement public
qui le porte est un espace de négociation entre partenaires
publics et privés engagés dans de multiples opérations
à différentes échelles. L’action publique
demeure cependant dépendante de propriétaires et
investisseurs qui n’anticipent pas toujours sur l’avenir.
Sur le plan doctrinal, on peut dire avec Catherine
Bernié-Boissard que la notion de renouvellement
urbain signe la fin des utopies modernes et renoue
avec la pensée réformiste de réparation d’une Cité
fracturée. Espace de consommation et d’engendrement
de styles, la ville post-fordiste fait le pari de l’imaginaire
et du symbole. Les événements créatifs forment
les points nodaux de réseaux d’acteurs et de
villes en quête de renom. A Nantes par exemple, ateliers
d’artiste, logements et services pour personnes
précaires maintiennent la vie d’anciens espaces industriels
en attente d’une nouvelle vocation (Elise Roy).
Ces installations précaires servent de tremplin professionnel
pour de jeunes artistes. Mais le transfert de ces
expériences transitoires d’un lieu à l’autre demeure
aléatoire. Autre forme de « ville transitoire », la question
du « tourisme urbain » apparaît au coeur du
renouvellement urbain (Susan S. Fainstein, David
Gladstone). Retour à Las Vegas. Si cette nouvelle
forme de vie urbaine transforme la culture en marchandise,
elle stimule l’économie locale en même
temps qu’elle ouvre à la diversité du monde. Mais elle
revitalise en priorité les localités les plus connues ;
derrière son dynamisme économique, elle véhicule
des effets conservateurs ou élitistes. Le travail de
recherche sur ces questions évoquées ici pour
mémoire est encore très insuffisant. La marche à pied,
pratique première du citadin, s’inscrit en bonne place
dans les préoccupations urbaines des nouvelles
couches sociales (Pascal Amphoux). Le piéton ordi-naire
relie les espaces urbains disjoints par la ville
fonctionnaliste qui imprime toujours sa marque au
quotidien. La rénovation des centres historiques est
la meilleure alliée du piéton, mais de nouveaux sentiers
balisés commencent à l’attirer plus loin.
Dans les pays du Sud, le renouvellement urbain
relève de la question toujours vive du développement.
Développer les services, les emplois et l’équipement de
la capitale Addis Abeba, devient par exemple un enjeu
majeur pour prévenir les risques de famine dans le
pays (Dominique Couret, Bezunesh Tamru). Les investissements
consentis pour construire un centre
moderne et attractif peuvent aussi marginaliser les
populations fragiles et aggraver la ségrégation spatiale.
L’habitat traditionnel constitue un atout pour une ville
plus équitable et moins dépendante de l’endettement
auprès des prêteurs internationaux.
Les articles des chercheurs, comme les propos de
leurs interlocuteurs dans les milieux professionnels,
administratifs, associatifs et politiques, ne cachent pas
leur doute sur le meilleur chemin à suivre, et par là
sur la définition de ce que sera pour eux la pratique du
renouvellement urbain. La création de l’Agence nationale
pour la rénovation urbaine, postérieure à l’appel à
communication lancé pour ce numéro, répond à ce
doute par une procédure administrative. Celle-ci laisse
cependant ouverte la question de la relation entre l’action
dans les quartiers et le projet urbain, que devra
affronter à sa manière chaque agglomération.
Anne Querrien, Pierre Lassave