Sommaire
numéro 85 janvier 2000
Paysages en ville

Parmi les interventions professionnelles qui se
pressent au chevet de la ville, celle des paysagistes
en appelle peut-être à des valeurs différentes, sinon
nouvelles, et témoignerait ainsi des mutations qui
affectent le monde urbain. Cette hypothèse, avec
laquelle nous avons interrogé paysagistes, philosophes
et chercheurs spécialisés, s’est avérée féconde.
Ce numéro ne présente qu’une faible part de l’ensemble
des travaux qu’il faudrait convoquer pour
développer cette approche paysagère de la ville.
Cette intervention professionnelle se présente
comme soin, thérapie savante élargie aux dimensions
de l’entretien quotidien, mise en valeur du corps de
la ville dans les points de sa relation au monde,
entendu comme quasi-nature. Il peut s’agir aussi de
points d’attraction internationale avec les monuments
et leur entour, ou au contraire de lieux presqu’invisibles
dans lesquels se joue, et s’exprime symboliquement,
la coexistence entre les uns et les
autres. En chaque point plusieurs traitements
seraient possibles ; celui qui est advenu provisoirement
renvoie une image différente à chaque subjectivité.
Celle des passants est aussi différente que leurs
rapports aux lieux, que les manières dont ces lieux
sont pratiqués à chaque instant. Le créateur sait l’importance
du calcul des terrassements, du choix des
espèces végétales, de la délimitation matérielle des
plans, de la synthèse de toutes les dimensions du projet
dans les plans et les dessins ou les nouvelles
images. Il veut séduire son maître d’ouvrage, lui donner
un instant l’illusion qu’il est encore ce Prince
démiurge de l’Europe classique puis baroque qui
ordonnait qu’on réalise sa représentation du monde.
Dans la ville du XXIe siècle, il n’appartient plus
aux grands d’accueillir le monde et de le présenter à
leurs sujets, sous la forme d’un microcosme social
mis en scène dans un décor arboré ou théâtralisé. Le
monde est présent dans les rues, sur les esplanades,
dans les parcs, dans les centres et les banlieues. Chacun
en véhicule des images tout en se rendant au
travail, au sport, à d’autres loisirs ou chez lui, tandis
que les étrangers cherchent des signes concrets d’un
nouveau visage du monde dans tous les espaces qui
s’offrent à leur vue.
Habitants, touristes et autres passants se rencontrent
ainsi de profil, environnés de ces paysages
urbains qui sont autant familiers qu’exceptionnels,
aussi bien inutiles à commenter qu’objets d’admiration.
Et les paysages créés d’une volonté dominante,
sinon unique, tels les parcs et jardins, mais aussi les
grands monuments, s’avèrent, à l’usage, les espaces
les plus propices à susciter une telle communauté de
fréquentation. La recherche de cette fréquentation
ne semble donc pas résulter seulement de contraintes
financières qui obligeraient à produire des monuments
habitables ou à ne réaliser de l’art public qu’à
propos de programmes fonctionnels. Cette recherche
apparaît la valeur fondamentale du nouvel art du
paysage : concevoir un paysage pour tous, miroir de
la diversité du monde.
À l’envers de l’enclos, et même s’il l’utilise à l’occasion,
cet art du paysage produit des lieux visitables
et démontre que des espaces de réserve et de découverte
peuvent être largement accessibles, à tous ceux
qui acceptent de faire varier leurs échelles de référence.
C’est une invite au jeu conceptuel.
Ces parcs et jardins aménagés, ces boulevards
embellis, ne connaissent de la ville que sa face de loisirs,
même s’ils mobilisent des armées croissantes de
jardiniers, d’ouvriers, d’agents d’entretien du mobilier
urbain. Ces paysages urbains sont ceux d’une
civilisation des loisirs. Elle s’affiche depuis un siècle le
long de la corniche à Marseille, dans sa version populaire
des bains et de la pêche, dans sa version aristocratique
de contemplation du spectacle de la mer
(Bertile Beunard). Cette civilisation des loisirs a
même plaisir à aller se nicher dans les hauts lieux
laissés en friche par l’industrie comme Emscher Park
ou Bitterfeld, et à donner enfin aux habitants de la
région une vue panoramique des anciens lieux de
travail de leurs familles. (Pierre Lefevre, Jacques
Leenhardt).
Ce passage du travail, du déplacement domiciletravail,
au loisir, au déplacement doté de temps d’observation,
peut prendre une dimension nostalgique
quand le nouveau regard sur le paysage se défait de
ses déterminations antérieures. Dans la rue des Aciéries
de Saint-Étienne, la réflexion sur l’art de filmer
quelque chose de banal et de vital, de mixer l’espace
et le temps, se construit dans l’évitement de la
dimension spectaculaire (Peroni et Roux).
Le nouveau paysage s’inscrit dans la mémoire, en
souligne les traces, en modifie l’inscription dans les
consciences. Ce travail peut être lu comme une valorisation
patrimoniale classique, obéissant tout simplement
au constat que les choses du passé ont de la valeur. Mais alors pourquoi de ce passé extirper tout
d’un coup des souvenirs qui dérangent, comme à
Bristol la traite des noirs (Christine Chivallon) ? De
ce passé amnésié surgit peu à peu la relation au
monde qui fonde le présent, ce qui fait sens dans le
paysage urbain au-delà de la familiarité, et qui y est
partageable avec les autres. Un partage qui n’est pas
stable, et qui change au fil des générations, quand le
sens de l’histoire est lui-même mis en défaut : les
incertitudes sur le sort à donner aux statues de
l’époque stalinienne dans les anciennes républiques
socialistes en témoignent (Maruska Svasek). La transformation
des quartiers des villes d’Afrique du Sud
après la fin de l’apartheid également (Owen Crankshaw,
Susan Parnell).
La transformation qui fait des moindres lieux et
objets du cadre quotidien des repères pour la
mémoire collective n’est pas seulement le fait d’institutions,
mais aussi de particuliers. Les habitants
prennent l’initiative de nouveaux décors, installent
des micropaysages, et incitent voisins et passants à
partager les nouvelles valeurs proposées. A Ouagadougou
(Yveline Deverin) les habitants embellissent
ainsi la rue, et participent à la constitution initiée
par le gouvernement d’un nouvel espace public. Sur
n’importe quelle route un regard attentif découvre
ces micropaysages, le sculpteur peut même les souligner
(Pierre Bernard)
La question du paysage est en effet celle des rapports
entre espace public et espace privé, et tout particulièrement
de leur frontière, la façade (Farid Abachi).
Plus encore que par l’ouverture de parcs ou
l’érection de monuments, l’existence d’un pouvoir
urbanisant se marque par les modifications exigées
ou sollicitées des façades : plan couleur, modification
de l’usage d’un matériau traditionnel comme ici
la brique de Tozeur. Mais ces modifications n’interviennent
que pour faciliter une fréquentation
externe, touristique. Sans touristes pas de paysage
urbain, pas de souci officiel pour la façade, pour l’apparence
des bâtiments ordinaires, pas de prise en
masse des habitants dans la reconstitution d’un
espace public.
D’où la difficulté de fabriquer du paysage pertinent,
à partir des mêmes valeurs, dans les quartiers
périphériques. Lorsque les grands ensembles se voulaient
des morceaux de villes nouvelles et se croyaient
dignes d’une exposition au regard de tous, ils se présentaient
parfois sertis dans des aménagements paysagers,
offrant des terrains de jeux pour les enfants.
(Bernadette Blanchon). Cependant si les photos nous
les présentent comme ouverts à la rencontre entre
habitants et étrangers au quartier, cet enjeu du paysage
était-il tenable ? A quelle échelle la réflexion estelle
à reprendre maintenant que les espaces verts de
ces ensembles sont perçus comme l’alibi à leur mauvaise localisation ? S’agit-il de reprendre ces espaces
localement, de les rejardiner pour trouver l’urbanité
qui leur fait défaut ? Faut-il plutôt saisir les rapports
au monde qu’ils ont tissés, donner aux familles qui
les peuplent la possibilité de rendre visibles leurs
plantes ou leurs décors de référence ?
Si la question du sens a jusqu’ici été étudiée dans
ses manifestations formelles, monumentales (Pascal
Sanson), exprimées dans les oeuvres de grands créateurs,
ne gagnerait-elle pas à être reprise dans des
récits de paysage qui confronteraient les usages aux
programmes des espaces qui les ont accueillis ? Le
sens du paysage contemporain ne résulte pas seulement
de la volonté des maîtres d’ouvrage et des
maîtres d’oeuvre, telle qu’elle peut être lue par le critique
; il apparaît aussi comme la ligne transversale
qui réunit ces volontés à la diversité des pratiques, et
leur permet de s’articuler, de coexister, malgré leurs
contradictions. La promenade plantée réalisée par la
Mairie de Paris peut ainsi être mise en parallèle avec
la promenade le long du Canal de l’Ourcq, à laquelle
seule la volonté de la promeneuse fait faire paysage
(Gaëtane Lamarche-Vadel). L’eau des ruisseaux, des
rivières, des canaux évoque fortement cette transversalité
(Patricia Johanson). Les infrastructures routières
sont-elles capables à leur tour de se découvrir
cette capacité ? (Pierre-Jacques Olagnier). Mise en
représentation dans des scènes de négociation intitulées
« paysage et gouvernance », cette ligne transversale
aurait-elle encore la même efficacité ?
Promenades le long du canal, d’un bout à l’autre
de la rue des Aciéries, sur l’axe majeur de Cergy-Pontoise,
sur n’importe quelle route, dans les cités de
Bobigny (Jérôme Boissonade), dans les terrains
vagues de Montréal (Luc Lévesque) : l’oeil du spectateur
met en mouvement le paysage ordinaire de la
ville, et s’arrête sur l’exceptionnel, sur ce qui multiplie
les sens possibles, sur le panorama comme évocation
du monde plutôt que comme représentation.
Un monde social investi dans des objets techniques
(Bruno Latour et Émilie Hermant), un monde historique
dont il faut s’attacher à percevoir avec exactitude
les traits caractéristiques (Anne Moignet-Gaultier),
un monde végétal aux qualités luxuriantes qui
renouvellent l’émerveillement du jardinier et de ses
hôtes (Marc Claramunt et Catherine Mosbach), un
monde du travail, du fer et du feu (Pierre Lefevre).
La perception du paysage ne se limite plus à l’admiration
de ce que donne à voir la fenêtre. Elle est
multiplicité de sensations, d’émotions, appelées par
la mise en scène comme au cinéma (Pierre Sorlin).
La ville dramatise l’action et rappelle chacun à sa
relativité, son absence de maîtrise d’un univers qui
l’enveloppe et où les échappatoires sont à chercher
dans le temps, plutôt que dans un espace déjà fortement
dessiné. L’observation assidue des usages de Times Square montre pourtant qu’un espace, voué à
l’extrême au spectacle, contient encore des interstices
où l’on préfère s’adonner au commerce (Stéphane
Tonnelat).
Cette multiplicité des perceptions, des points de
vue, inspire certaines réalisations professionnelles,
telles le concours de paysage Verde 2000 réalisé dans
la ville de Timisoara, en Roumanie (Constantin Petcou,
Doïna Petrescu). La diversité des propositions
destinée à se saisir de l’ensemble des espaces disponibles,
le long du fil transversal que constitue la
rivière Bega, tente d’affirmer la possibilité d’une
intervention artistique dans une économie en difficulté
; une intervention qui produirait du paysage,
un événement dans l’espace visible. Cette animation
éphémère suffirait-elle à indiquer de nouveaux sens
aux pratiques habitantes ?
Observer ces pratiques, et notamment les plus
actives d’entre elles, celles des « habitants paysagistes
», conduit à proposer à l’inverse des schémas de
paysage pour les villes nouvelles ou les entrées de
villes. Les pratiques habitantes se développent en
interaction avec des pratiques se déroulant à des
échelles pertinentes par rapport aux pouvoirs qui les
mettent en oeuvre : échelle globale de la ville pour le
pouvoir aménageur, échelle du jardin pour l’habitant
paysagiste. La possibilité d’une action paysagère est
liée au respect de ces échelles (Bernard Lassus).
Le hors d’échelle est précisément la caractéristique
constante des fautes de goût en matière de paysage.
La banlieue se développe comme une juxtaposition
d’images de modes d’habiter, non rapportés aux uns
et aux autres, concurrents. On peut y faire des photos
mais rarement y percevoir du paysage. Piétonniser
les petits centres anciens pour faire des lieux de
rencontre renforcerait encore ce morcellement. (Ann-
Carol Werquin et Alain Demangeon)
N’est-ce pas en fait à chaque passant de construire
un rapport inventif à la ville fait de prélèvement dans
les paysages ponctuels et éclatés qu’on peut rencontrer
? N’est-ce pas à chacun de se composer sa propre
sélection de lieux, tel un compositeur de musique
qui jouerait de la ville comme d’un piano ? (Georges
Amar). Faut-il même aller jusqu’à signer ses passages
dans la ville comme les taggers et les graffeurs ? Malgré
les tentatives des institutions pour négocier avec
eux, malgré l’esthétisation de leur intervention, ceuxci
ne nous renvoient-ils pas l’image d’un malaise
social, d’une absence de compréhension ? (Alain
Milon)
L’intervention du paysagiste aujourd’hui doit
prendre en compte un tel éventail de positions. Il
dessine un système d’attentes de la société avec lequel
une pratique destinée à produire des espaces publics
doit composer. En même temps, il s’inscrit dans une
histoire professionnelle qui a produit sa propre
conceptualisation des espaces à aménager (Pierre
Donadieu). L’exaltation des valeurs d’urbanité, y
compris par des mises en scène végétales, a toujours
été centrale dans l’approche paysagère en tant qu’offrande
de plaisir au citadin. La morphologie du bâti
ne permettant plus la perception de la continuité
urbaine, le paysagiste se sent la responsabilité de la
réinventer. Il en va de même pour le spectacle théâtral
qu’offraient les places des villes anciennes. Le
paysagiste risque de vouloir faire la ville à la place de
la construction puisqu’elle ne semble plus la produire
par elle-même (Frédéric Pousin).
En affirmant que les tracés de rues et de routes
sont du paysage, que la ville s’élève dans la campagne
qui l’a précédée, et doit en magnifier la mémoire au
lieu de continuer à s’en distinguer, le paysagiste n’appelle-
t-il pas à l’émergence d’une nouvelle ville, d’une
« campagne urbaine » (campagne mitée pour ses
détracteurs) ? Si le devenir ville de la campagne est
déjà bien avancé dans les villes du nord de l’Europe,
doit-on y souscrire dans les villes du sud, et notamment
en France ? En travaillant au coeur de la ville à
des scènes ouvertes, végétales et artificielles, où le
monde se donne en représentation, et déploie ses
capacités attractives, inscrites chaque fois dans l’histoire,
dans la mémoire du lieu, le paysagiste peut-il
ouvrir aux publics de nouveaux lieux de rencontres et
d’apprentissages ? Le succès des initiatives municipales
offrant dans les nouveaux jardins des moyens d’information
et de formation donne à penser que la civilisation
urbaine des loisirs fera une part croissante aux
pratiques paysagères, professionnelles et amateurs.
Anne Querrien, Pierre Lassave