Sommaire
Numéro 89 juin 2001
Le foisonnement associatif

L’ASSOCIATION 1901
UNE FORME MINIMALE POUR UNE VILLE EN MOUVEMENTS
Comment rendre compte de la multiplicité des
mouvements qui conduisent citoyens et citadins à
créer près de 70 000 associations par an? Comment
suivre les trajectoires multiples et très différenciées que
suivent ces créations ? Qui sont les militants, les
simples membres, ceux qui se contentent de cotiser,
ceux qui participent, ceux qui s’activent ? Près d’un
adulte sur deux est membre d’au moins une association,
et semble trouver, dans cette institution caractéristique
du milieu urbain, un lien social à la contrainte
assez faible pour permettre aussi bien l’investissement
et la réserve, l’action et la passion. Un noyau fondateur
fixe un objet social, quelques règles de fonctionnement,
et se renouvelle au fil du temps, permettant à ses
adhérents une présence singulière dans l’espace public,
une reconnaissance. Chacune des quelque 700 000
associations que compte notre pays donne à ses adhérents
une identité particulière, les distingue, leur donne
des argumentaires à décliner, des rencontres à fréquenter,
des activités auxquelles s’adonner. L’association
pourvoit en contacts, en relations. Elle crée souvent
un savoir spécifique, une expertise, au nom de laquelle
elle intervient et se pose en partenaire des pouvoirs
publics. Elle leur demande d’agir, elle ne cherche plus à
les suppléer.
C’est à cette forme minimale de lien social entre
voisins par l’espace et par les idées que pensait Pierre
Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur, quand il a
déposé son premier projet de loi sur le droit d’association
en 1883, au moment où la République se dotait
de l’ensemble des institutions qui devaient la prémunir
contre le retour de la dictature. Dès les années 1880 les
associations se multiplient, en demandant ou non l’autorisation
préalable exigée par le Code pénal (Geneviève
Poujol).
La loi du 1er juillet 1901 définit l’association
comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs
personnes mettent en commun de façon permanente
leurs connaissances ou leurs activités dans un but autre
que de partager des bénéfices ». Cette définition a
quelque chose d’énigmatique : s’il n’y a aucun bénéfice
à s’associer, à quoi bon ? Le bénéfice doit-il être exclusivement
moral pour les associés et l’activité bénéficier
à des destinataires, et autres cibles comme dans l’action
sociale ? Les activités et les connaissances mises en commun
dans l’association doivent-elles être rémunérées,
pour que les membres trouvent le temps d’y participer,
sans perdre trop de revenus ? Les termes de la loi sontils
encore adéquats à une société dont la plupart des
membres sont salariés et redevables de leur temps à
leur employeur ? De nombreux compromis ont été
trouvés tout au long du XXe siècle. La loi de 1901 a
été souvent utilisée par l’administration elle-même
pour réunir des fonctionnaires transversalement à leurs
services de rattachement. Elle a également été utilisée
pour mettre en commun des compétences et des activités
qui sont devenues progressivement des entreprises
importantes. Il y a une labilité de la forme association
qui conduit parfois du projet initial, sans capital autre
qu’humain, à l’entreprise installée, dont la démocratie
associative a progressivement disparu.
Cette définition minimaliste et restrictive de l’association
lui a sans doute permis de parer aux espoirs de
reconstruction sociale dont l’avaient chargée certains
courants socialistes. Alors que des inégalités criantes
s’opposent à l’affirmation républicaine d’égalité, la solidarité
mise en oeuvre par l’association doit permettre
d’échanger services, savoirs, expériences, pour rétablir
une égalité au moins de droit. Être solidaire, s’associer,
c’est reconnaître sa dépendance vis-à-vis des autres, sa
dette vis-à-vis de la société (Philippe Chanial).
Gilles Jeannot, analysant les écrits de Maurice Hauriou
sur les associations, souligne leur caractère fondateur.
Chacune d’elles forme moins un contrat entre
quelques personnes qu’une oeuvre collective, susceptible
d’engendrer des bienfaits sociaux bien au-delà de
la vie et de l’espérance de ses créateurs. L’association
participe du service public.
L’association a donc quelque difficulté avec sa
dimension économique, tolérée comme moyen et non
comme fin. Et pourtant n’assiste-t-on pas au développement
croissant d’un secteur d’activité, dit tiers secteur, qui en gérant de la redistribution et de la réciprocité
occupe une place croissante entre le marché et l’État
? Le développement de ce secteur ne tient-il pas au
fait qu’il mobilise ces échanges de savoirs, de connaissances,
au fondement de la vie associative ? À la différence
de la fondation charitable qui borne le débat collectif
aux donateurs, et respecte les hiérarchies en place,
le tiers secteur se construit par des échanges entre différents
niveaux sociaux, par des débats dans des
« forums hybrides » au sens de Michel Callon, qui sont
autant d’innovations, autant de formations de liens
sociaux nouveaux (Jean-Louis Laville).
L’association constitue donc une identité collective
se définissant entre pairs ou ralliant sous l’égide d’une
figure charismatique ceux qui cherchent les moyens de
faire oeuvre, de donner (Hervé Marchal). Les associations
qui se dévouent à trouver des logements, les réparer,
gérer l’habitat des autres sont légion. Mais chacune
a sa nuance, chacune son mode de faire et elles
forment dans leur ensemble un gigantesque chantier
expérimental du logement pauvre.
Dans une association, le militant ou le bénévole
vient d’abord négocier sa propre identité, sortir de sa
solitude, se distinguer des bénéficiaires auxquels il
aurait pu s’identifier s’il était resté seul. Et tout d’un
coup il comprend qu’il est différent, qu’il appartient à
une action. Que cette action produise parfois de l’entre
soi et de la condescendance (Stéphanie Vermeersch)
est un effet secondaire constatable mais non revendiqué
comme tel. Au contraire l’appartenance à une association
caritative ou à une association de quartier permet
de créer un espace commun, même très imparfait,
avec des personnes qu’on n’aurait jamais fréquentées
autrement, elle permet de construire une citoyenneté
plus complète.
Dans l’association à la française on cherche à
construire ces espaces intermédiaires mal définis, où la
solidarité essaie de se faire active et proche, alors que les
associations américaines conçoivent davantage leur
action comme humanitaire, se veulent dans un rapport
d’aide, certes, mais dont tout échange est exclu
par construction. Le charity business que détaille Maud
Simonet-Cusset est non-profit, mais il implique de
manière bien distincte des bénévoles et des bénéficiaires
qui n’ont aucun espace de débat commun. De
même l’association à la japonaise, décrite par Terao
Hitoshi, ne vient d’être autorisée que pour développer
des activités non lucratives de type public, dans une
position de complément par rapport aux services de
l’État. L’association minimale et légale à la Waldeck-
Rousseau, ce petit ferment de société inconnaissable a
priori, reste à créer, on en débat actuellement au Japon.
Dans les villes françaises, les grandes associations
soutenues par les municipalités et par l’État, grâce aux
subventions et aux avantages en nature, sont nombreuses.
Mais le foisonnement des petites associations, enracinées dans leur quartier et en même temps branchées
sur le monde, grâce à l’internet ou à leurs publics
cosmopolites, est également impressionnant. L’histoire
du Berry-Zèbre à Belleville, racontée par Daniel Cefaï,
témoigne de cette prolifération de micro-présences, qui
font réseau face à un événement. Cette histoire montre
aussi que les pouvoirs publics sont perçus, à cause de
leur pouvoir financier et administratif, mais aussi du
fait de leur rôle de garant de l’intérêt général, comme
un recours, face à la spéculation immobilière par
exemple, même dans une scénographie marquée par
l’opposition politique.
Certaines associations se constituent pour interpeller
directement l’État ou la ville sur ses projets d’aménagement
et proposer des alternatives, faire reconnaître
leur propre savoir de la vie locale et de sa possible mise
en forme urbanistique. Tous les moyens sont bons
pour freiner un projet d’aménagement et y faire
entendre la voix de la contestation, qui se révèle en
fait comme un appel à la concertation, à l’écoute de la
voix respectable des habitants (Yann Renaud).
Les Comités d’intérêt de quartier ont su de longue
date, à Lyon comme à Marseille, exercer un pouvoir
d’influence permis par une activité de veille collective
sur les incidents locaux et les projets d’aménagement.
La connaissance du terrain la plus localisée est toujours
utile à mettre en avant à côté de celle qui vient
des techniciens de l’agglomération. Mais de nouvelles
formes de représentation sont préférées actuellement
par les municipalités pour tenir compte davantage de la
diversité sociale des habitants (Malika Amzert).
À Roubaix, la municipalité a anticipé sur le devoir
de démocratie participative et la mise en place de
comités de quartier. Mais à l’usage on se demande si
cette institutionnalisation de la participation ne dénature
pas la parole habitante, ne transforme pas ses
médiateurs en nouveau service municipal, et ne
conduit pas à une invisibilisation des associations,
notamment celles qui rassemblent la jeunesse d’origine
étrangère (Catherine Neveu).
Les jeunes des quartiers de Toulouse ont suivi une
autre voie, mettant en boîte et en musique la parole de
nos édiles, constituant un espace spectaculaire de
reconnaissance nationale à partir de leurs singularités
ethniques, et de leur aptitude à la dérision. La loi 1901
apparaît ici l’auxiliaire administrative utile d’un projet
culturel puis politique, apte à en élargir les limites en
multipliant les raisons sociales (Geneviève Zoïa et Laurent
Visier).
Cependant, les associations lyonnaises de jeunes
issus de l’immigration ont modéré leurs ambitions par
rapport au désir d’intégration directe qui motivait la
marche des Beurs. Plus éduqués que leurs aînés, les
jeunes se mettent au service de leur communauté, l’aidant
dans ses démarches, fabriquant un nouveau pont
avec la société d’accueil, fait à la fois d’un plus grand respect de la tradition et d’attention à la diversité de la
ville et à la dispersion communautaire (Alain Battegay
et Ahmed Boubeker).
Les associations de Maliens en France proposent
encore une autre posture ; elles organisent la coopération
décentralisée entre leurs territoires d’origine et
leurs mairies d’accueil, notamment celle de Saint-
Denis (Christophe Daum et Céline Leguay).
Qu’elle soit marquée du sceau de la loi de 1901 ou
qu’elle désigne un regroupement volontaire, l’association
en milieu urbain est un phénomène général, une
nécessité de la vie quotidienne, et une forme de sociabilité
indispensable, développant des relations de solidarité
horizontales, complémentaires des fondations
qui encadrent certaines fonctions essentielles (éducation,
santé). Jean-Charles Depaule pour le Machrek et
Françoise Navez-Bouchanine pour le Maroc nous
montrent les associations à l’oeuvre dans la quotidienneté
des pays du monde arabe. Dans le cas du Maroc,
les influences des institutions mondiales et du modèle
européen peuvent avoir un certain effet pervers, et
étouffer sous le formalisme ou le lobbying politique
des pratiques de solidarité réelles et anciennes.
De nombreuses associations ont pris en charge la
question des mal-logés en France depuis dix ans. Le
Plan urbanisme construction architecture (Francine
Benguigui) a impulsé plusieurs recherches, dont certaines
sont présentées ici. Dévouées au logement des
plus pauvres (René Ballain), ces associations ne partagent
pas les attitudes plus revendicatives des associations
de locataires (François Rosso) et peuvent se sentir
instrumentalisées par un pouvoir qui peine à maintenir
la construction à un niveau suffisant et à contrôler les
attributions de logements sociaux (Catherine Bourgeois).
Marie-Pierre Lefeuvre signale qu’il conviendrait
d’étudier davantage les associations de copropriétaires.
Dans ce foisonnement associatif l’environnement,
l’aménagement, les services urbains sont également des
thèmes de prédilection qui sont ici évoqués à travers
l’enquête de Maryse Blanchet sur un quartier de ville
nouvelle où huit associations se disputent l’audience
des élus, mais aussi dans la description par Géraldine
Pflieger des associations d’usagers de l’eau et de leur
fleuron grenobloise Eau-Secours, et dans la comparaison
par Martine Rey des politiques d’aménagement
urbain à Bristol et Toulouse.
Au fur et à mesure que la ville s’étend, se rapproche
de la campagne, et s’y perd dans certains nouveaux villages,
l’espace public se fragmente, et se confond progressivement
avec l’espace du jardin, cet espace intermédiaire
entre route et maison où on va à la rencontre
de l’autre. Ceux qui sont installés aux confins de l’urbain
et du rural ne croient plus au progrès et à la vertu
a priori de l’action collective, donc de l’association,
souligne André Micoud. La forme 1901 est toujours là
pourtant pour des regroupements contre les événements
qui risqueraient de créer de l’irréversible.
Sous cette forme juridique s’est créé un secteur d’activités
proliférant, dont une des caractéristiques principales
est l’aptitude collective à produire de la connaissance
et à l’échanger, valeur ajoutée de plus en plus
appréciée par l’économie. Les privilèges dont jouissaient
les associations en matière fiscale, au nom du
caractère social de leur activité, tendent à être remis en
cause. Comme dans d’autres domaines, dans celui du
logement notamment, le social digne de l’intérêt
public ne serait plus tant ce qui fait société dans son
ensemble, que ce qui serait porteur d’un risque de dissociation.
L’association ne serait légitimement aidée
que dans la mesure où elle soutiendrait elle-même
l’État dans sa lutte contre les exclusions. La qualification
fiscale de l’association appartiendrait à ce dernier.
Les objets sociaux non agréés relèveraient de l’entreprise
privée. A moins que l’économie solidaire, le tiers
secteur, non content de s’épanouir entre État et marché,
développe ses propres règles de légitimité. Le centenaire
de la loi de 1901 se célèbre dans l’incertitude.
Forme juridique plastique, minimale et exigeante,
l’association 1901 offre pour le moment au foisonnement
de la vie collective quelques moyens juridiques
simples de construire des niches dans lesquelles faire
prospérer le social non seulement comme entre soi et
entraide mais comme processus de création. Dans la
profusion d’initiatives suscitées par Jean-Michel Belorgey,
conseiller d’État, président de la Mission interministérielle
pour la célébration du centenaire de la loi de
1901, la revue d’une vingtaine de postures associatives
repérables dans les milieux urbains relève évidemment
de l’art mineur. Mais depuis 1997, le Plan urbanisme
construction architecture (Claire Gillio et Jean-Paul
Blais), le service de la recherche et des affaires économiques
du ministère de l’Environnement (Jean-Claude
Serrero) et la Mission recherche expérimentation du
ministère des Affaires sociales (Jean-Noël Chopart) ont
mobilisé de nombreux chercheurs pour analyser les
dynamiques associatives en relation avec le cadre de
vie et comprendre les nouvelles formes de relation des
associations avec la sphère politique. L’ensemble de ces
recherches sera présenté lors d’un colloque à SaintÉtienne
les 18 et 19 octobre 2001.
Anne Querrien