Sommaire
Numéro 104 juin 2008
L’expertise au miroir de la recherche

Telle la tour Saint Jacques revêtue de blanc par des mains
expertes le temps de sa rénovation, la ville est enrobée d’études et de recherches qui en modifient les contours. Descriptives ou critiques, préconisatrices ou réflexives, elles aident à y intervenir, directement ou par ricochet. La perte du détail,soulignée par la photographie d’Anne Frémy, résulte de ces interventions qui donnent chacune à l’objet sa propre échelle.
L’architecture, théorie et pratique de l’intégration des échelles et prescription du travail à réaliser, trie les informations et établit le projet. L’image de référence, qu’elle tend aux différentes disciplines qui concourent à l’analyse des faits humains, séduit, rassure même, en indiquant les possibles. Comme l’ont montré les travaux de recherche et les études urbaines, cette image architecturale synthétique n’est pas une vision
commune.
Le champ urbain est un espace tendu par de multiples
interactions auxquelles contribuent les études commandées
par un donneur d’ordre et les recherches librement réalisées
pour la connaissance et la production de concepts. Entre ces
deux démarches la différence est relativement floue quand
on sait que les moyens de recherche, dès lors qu’il s’agit de faire du terrain, viennent d’institutions qui demandent a
minima de publier en échange et se réservent le droit à l’interprétation de ce qui leur est fourni. Progressivement la transmission via l’enseignement devient une obligation pour le chercheur en sciences sociales, à l’instar de ce qui se fait dans les pays voisins. La recherche se transforme en condition préalable à des pratiques sociales de plus en plus nombreuses, mais perd son statut d’exception.
La recherche urbaine s’est développée depuis quarante
ans sous le signe de l’ambiguïté quant à cette différence.
Lancée grâce à des procédures de financement contractuelles
par un État central soucieux de fournir des cadres conceptuels à sa politique de maîtrise de l’urbanisation, elle a été instituée comme un espace de dialogue entre chercheurs et fonctionnaires ou professionnels par Michel H. Conan, fondateur de la Mission de la Recherche Urbaine au Ministère de l’Équipement.
Paradoxalement pour une pratique scientifique, qui est a priori pratique du questionnement, ce sontles non-chercheurs qui posent ici les questions, qui évaluent…
et qui cherchent les « bonnes pratiques » à généraliser à
l’ensemble du territoire national. Cette configuration se
retrouve dans les autres pays européens, et semble liée
davantage à l’objet de connaissance et d’intervention, la ville, comme le suggèrent Gérard Baudin et Philippe Genestier à la fin de ce numéro, qu’à une situation institutionnelle spécifique, marquée à l’époque par la centralisation administrative.
Quels ont été les effets de la décentralisation politique et
administrative sur la recherche urbaine ? Faute de moyens,
nous n’avons pas mené pour ce numéro d’enquête exhaustive
sur l’ensemble des formations universitaires et des centres de recherche se donnant l’objet ville ou urbain, et ayant fleuri dans la plupart des villes universitaires françaises. Nous n’avons donc pas connaissance de la répartition des flux financiers qui les nourrissent, entre les administrations centrales de l’enseignement et de la recherche, les administrations techniques concourant à l’aménagement du territoire, et les différents niveaux de collectivités territoriales. L’impression que ces derniers flux sont importants, et permettent de soutenir la vie quotidienne des équipes, en échange d’études locales,
est peut-être fausse.
Nous n’avons reçu que trois contributions analysant les relations entre recherche urbaine et gouvernance
locale : celles de Stéphane Cadiou pour Bordeaux, de
Catherine Guy pour Rennes et d’Olivier Ratouis pour
Dunkerque. Dans les trois cas le travail intellectuel sur l’agglomération a commencé bien avant que la recherche urbaine nationale soutienne des échanges entre chercheurs et
acteurs, ou propose un regard critique radical dans le cas de Dunkerque. L’expertise locale se nourrit d’hypothèses et de résultats formés par la recherche à vocation générale ; les formes concrètes de cette mise en situation semblent avoir changé : relations entre notables et expériences ponctuelles dans l’entre deux guerres ou pendant les trente glorieuses,mise en débat public pendant la période plus récente. Chaque agglomération a son originalité, et en même temps chacune retrouve son écologie mise à mal par la période fonctionnaliste : le rapport à la rivière ou à l’eau des bassins, la centralité, l’influence sur les formes urbaines alentour, l’inscription dans l’espace d’un foyer de développement singulier et attractif.
Ces processus d’aménagement urbain locaux intriguent
les programmes de recherche nationaux qui se consacrent
aux nouveaux agencements professionnels. C’est ainsi que
trois articles de ce numéro font référence au programme de
recherche POPSU, Plate forme d’observation des projets et
des stratégies urbaines, co-financé par des villes et par le
PUCA, Plan Urbanisme Construction Architecture. À la différence du programme Europan qui demande à des jeunes
architectes de proposer des projets mettant en forme les principales idées issues récemment de la recherche urbaine, ce programme ouvre un dialogue dans chaque ville entre responsables locaux et chercheurs pour évaluer les réalisations récentes à la lumière de ces concepts et inversement inviter les chercheurs au déplacement des questionnement en cours.
L’article de Marc Dumont et Laurent Devisme sur leur
expérience nantaise fait état d’une réalité plus prosaïque. Les chercheurs, qui ne séparent pas dans leur pratique projet urbain phare et projet de rénovation d’un quartier dégradé, découvrent avec étonnement la grande labilité des projets parvenus au stade de la réalisation. Ils endossent avec plaisir une pluralité de rôles pour suivre en situation la vie quotidienne de leurs objets. Ils en tiennent le journal, et en constituent une mémoire, qu’ils tiennent à la disposition des acteurs.
Chercheurs et acteurs coopèrent à la mise en place de
nouvelles formes d’action publiques, où les chercheurs ne
tiennent pas la position de la communication mais celle de
l’intranquillité. Il ne faut pas être sûr d’avoir raison, pour tenir sa place dans la gouvernance ouverte d’aujourd’hui. Alain Bourdin, qui participe au programme POPSU côté chercheurs nationaux, ou au Club Ville et aménagement mis en place également pour développer les relations chercheurs-aménageurs, regrette que les rôles restent un peu figés, que le miroir ne soit pas traversable. Mais l’est-il, sans changer de dimensions
relatives, nous dit en général la littérature ?
Le réseau de chercheurs RAMAU a été chargé par l’administration d’animer le débat sur l’évolution des compétences professionnelles. Cette position privilégiée permet d’observer les tendances du milieu à l’éclatement et à la recomposition, notamment l’apparition de dispositifs hybrides qui expérimentent de nouvelles formes de gouvernance ouvertes à la société civile. Le développement de la réflexivité est l’horizon de toutes ces démarches, comme dans les sciences sociales synthétisées par Anthony Giddens. Par où passe la relation avec le dehors ? Est-il contrainte ou lumière ? L’article de Véronique Biau et Thérèse Evette laisse le choix.
Plusieurs contributions se sont attachées à décrire les
nouveaux modes d’exercice professionnel, à comparer les
formes d’exercice en France et à l’étranger, à chercher des
signes d’une réorientation ou d’une évolution significative.
Taoufik Souami s’interroge : les sciences de l’environnement, qui pénètrent le monde de l’urbanisme à la faveur du développement durable, ne vont-elles pas introduire des modes de faire complètement nouveaux, exiger des urbanistes qu’ils s’adaptent ou disparaissent ? Les projets urbains d’écoquartiers qui se mettent en place un peu partout en Europe sont confiés en France à des architectes-urbanistes auxquels il est demandé d’intégrer des savoirs techniques environnementaux. Les rendus de concours verdoient. Mais l’avance prise par certains pays européens semble liée à la reconnaissance de nouvelles professionnalités qui s’investissent dans la planification
urbaine et l’évaluation foncière et fiscale.
Christian Sallenave estime que, à l’écoute des habitants,
la concurrence entre spécialistes, et l’hégémonie temporaire
des architectes-urbanistes pendant la rénovation urbaine et
la construction des villes nouvelles, cède la place à une coopération intégrant les paysagistes en charge des dimensions visuelles et sensibles. Pierre-Arnaud Barthel et Eric Verdeil ne sont pas sûrs qu’il en aille de même dans les grands projets urbains au sud de la Méditerranée, financés par d’importants investissements arabes dans l’immobilier. L’expertise allie les architectes-urbanistes locaux pour le suivi des chantiers et des architectes et des financiers internationaux pour la définition des projets et leur commercialisation. L’expertise des architectes-urbanistes français est très sollicitée.
Gilles Jeannot poursuit sont exploration des métiers
flous, ces métiers créés par les politiques publiques des trente dernières années, qu’il est impossible de décrire à sa belle-soeur ou à ses enfants, parce qu’ils sont de médiation, entièrement définis par leurs partenaires. Il mène cette fois la comparaison avec la Grande-Bretagne avec le concours de Barry Goodchild, et de Paul Hickman. La recherche universitaire a été mobilisée pour mieux connaître ces pratiques, de façon assez semblable dans les deux pays. Par contre les dispositifs institutionnels mis en place sont très différents :contractualisation et rare professionnalisation des agents publics en France, développement de partenariats publics-privés
en Grande-Bretagne et définition de normes professionnelles pour les nouveaux emplois, traités de manière
banale par le marché du travail. De part et d’autre du
Channel on valorise la transversalité, comme capacité d’innovation en France, comme polyvalence fonctionnelle au
Royaume-Uni. Les problèmes sont les mêmes, les solutions
sont bien différentes.
Les deux contributions les plus proches du travail de
l’urbanisme au quotidien, celle de Maryvonne Prévot et
Catherine Simard sur les agences d’urbanisme et celle de
Jean-Roland Barthélémy à propos du travail de conseil auprès
des collectivités territoriales, nous laissent entendre que le progrès de la connaissance n’est pas au rendez-vous de ces transformations professionnelles. Les études urbaines faites autrefois à l’agence d’urbanisme de Lyon avaient sans doute un côté expéditif puisqu’elles étaient le prélude à des démolitions et à la rénovation, mais il y avait une finesse dans la
description du tissu urbain qu’on ne retrouve plus aujourd’hui,
quand on s’occupe de grandes tendances, et qu’on
laisse le détail aux opérationnels et aux commerciaux. Un
paradoxe qui laisse à penser que la connaissance devient
toujours plus fonctionnelle. Les connaissances demandées
aux experts en urbanisme et en sciences sociales ont changé,
témoigne Jean-Roland Barthélémy. Il ne s’agit plus d’apporter
des données préalables à une décision, car elles sont fournies
par des organismes spécialisés (pas toujours à jour), mais de
fournir un appui global pour l’ensemble des missions du
politique local.
Plus près des habitants, dans les quartiers d’habitat social,
le chercheur se fait expert et propose ses connaissances. Il
semble que ce soit plus facile de se faire entendre de responsables
ayant la maîtrise de leur territoire comme les bailleurs
sociaux, avec lesquels travaille Michel Bonetti que d’élus
locaux ou de responsables sportifs aux prises avec leurs différents
publics et qu’essaient d’influencer Dominique Bodin,
Luc Robène et Damien Philippe. Ces derniers disposent certes
d’une expertise internationalement confirmée, et fondée sur
des études très précises des comportements des adolescents
sur les terrains de sport et les terrains d’activités libres qui se
multiplient actuellement. Face à des collègues moins
confirmés qui épousent la tendance observable et y voient
une évolution positive, ils tirent la sonnette d’alarme et crient
au leurre dangereux. Leur expertise et leur savoir les ferontils
entendre ?
Michel Bonetti, Barbara Allen et Jean-Didier Laforgue
pratiquent l’analyse générative du fonctionnement social
urbain et l’appliquent aux grands ensembles à réhabiliter ou
à rénover. Ils essaient depuis vingt ans de faire prévaloir la
logique des usages et la construction d’un sens urbain partagé
avec les habitants. Ils ne font pourtant pas école car leur
message est que chaque ensemble doit être traité dans sa
singularité, que les solutions passe-partout ne peuvent
convenir. Demandeurs de recettes s’abstenir.
La recherche urbaine ne fait pas faire l’économie de la
pensée sur chaque site. Est-ce que cela veut dire que son
expertise n’est pas transmissible ? Les jeunes chercheurs et
professionnels Dominique Dias, Julien Langumier, et David
Demange s’attaquent à la mutabilité du périurbain. Avec la
montée du prix de l’énergie et les atteintes au paysage que
produit l’extension de l’urbanisation, l’habitat pavillonnaire
périurbain peut devenir aussi indésirable que les grands
ensembles. Alors il faut proposer dès maintenant aux étudiants
en architecture de mettre à profit les connaissances issues de
la recherche pour des stratégies de redéveloppement douces
à la portée des communes concernées. Cela mérite sans doute
autant la critique que les plans-masse des architectes des
années 1970, mais, comme eux, cela donne à penser.
Comme l’indique l’agence d’urbanisme de Lyon dans
ses crobars humoristiques, le sentiment de progrès n’est pas
au rendez-vous de cette réflexion sur trente années d’exercice
professionnel, quand l’idée d’application de la science à la
réalité devrait y conduire. D’après la description de Cécile
Crespy pour la région PACA, la recherche urbaine n’est pas
un souci explicite des instances régionales mises en place
pour négocier les crédits de recherche avec l’instance
nationale. Etait-ce d’ailleurs de recherche urbaine qu’il
s’agissait dans les balbutiements de la recherche contractuelle
quand une recherche coopérative sur programme envoyait
une centaine de chercheurs scruter le changement dans un
village breton. Edgar Morin a rendu célèbre Plozévet, en
enfreignant les règles de la diffusion discrète de la recherche
scientifique. Progressivement Bernard Paillard a créé, après
lui, les conditions pour que se développent en cet endroit des
initiatives Sciences et société, comme le recommandent
aujourd’hui le CNRS et les instances européennes.
C’est en effet l’intelligence collective du lieu qu’entendent
développer chercheurs urbains, élus, fonctionnaires, professionnels
et autres acteurs soucieux de développer leurs lignes
d’action dans l’entente réciproque. La vision pacifiée des situations
qu’entraîne leur problématisation en termes de gouvernance
peut conduire à l’immobilisme ; mais les déplacements
introduits par les chercheurs, peuvent aider à résoudre, ou
du moins à reformuler, des situations que le conflit maintenait
bloquées. L’intervention dans la ville aujourd’hui mobilise
un très grand nombre d’acteurs dont les intelligences ne
peuvent être mises en synergie que par des démarches incluant
la recherche, estime Edith Heurgon. Plusieurs grandes entreprises,
notamment la RATP, se sont ingéniées à construire
des dispositifs en ce sens et à s’associer des chercheurs selon
diverses modalités. C’est ainsi que le sociologue Isaac Joseph
a vécu un long compagnonnage avec la RATP et a développé
des relations de travail à tous les niveaux de l’entreprise.
Le peintre Maria-Helena Vieira da Silva avec laquelle
nous refermons ce dossier donne à sentir les multiples perspectives
qui composent la ville. Le « promeneur invisible »
rencontre la ville comme labyrinthe, espace aux angles morts,
dans lequel le guide une lumière qu’il découvre dans la
frontalité. La reproduction en noir et blanc ne rend pas
compte de la finesse et de la complexité d’une oeuvre qui a
répété pendant soixante ans cette création à partir de la ville.
Le peintre nous dit que la ville est un objet global, moins un
observatoire qu’un instrument de vision, une machine à
fragmentation et à cohésion en même temps.