Sommaire
Numéro 77 Décembre 1997
Emplois du temps
Les rues, les murs, les édifices ou
les monuments des villes célèbrent notamment la différence
des âges et des époques. Les espaces des banlieues
et des villes nouvelles étalent la mélancolie du contemporain.
Poètes, romanciers et philosophes ont depuis
longtemps décrit la ville comme un paysage temporel.
Accumulation chaotique de temps distincts pour les uns,
sédimentation bien ordonnée pour les autres ou les deux
à la fois. L'histoire urbaine distingue au moins quatre
temps urbains : celui de la construction matérielle avec
ses phases brutales de remodelage et ses périodes plus
douces de lente sécrétion ; celui des usages qui défient
toute prévision et institution ; celui des représentations
collectives qui anticipent sur les usages ou leur résistent
; celui, enfin, de la maturation d'une urbanité produite
par la diversité du peuplement, de ses longs cycles
d'intégration.
La ville est donc le produit de la différence, de l'altérité
et de l'altération par le temps. En l'opposant à l'archétype
rural, symbole de répétition du même ou mythe
de l'éternel retour, la modernité a fait de la ville la figure
de l'inconsistance, de l'instabilité, du changement. Mais
le temps de la ville moderne fixe aussi la mesure des
transformations de l'espace et de la société, avec ses
conquêtes, ses révolutions. En mesurant le travail
humain à l'aune de ce temps, la révolution industrielle a
introduit la différenciation du temps lui-même. Celle-ci,
tout en faisant exploser le cadre des villes anciennes, a
recomposé la société selon ses rythmes massifs d'alternance
entre travail et loisir, mouvements journaliers et
saisonniers réglés par les conventions collectives. L'urbanisme
a pu alors être l'équivalent spatial de l'organisation
taylorienne du travail, avec ses zones fonctionnelles
émettant et attirant des flux à heures fixes,
engendrant pleins et vides urbains, effervescence et
abandon. Administrations, écoles, commerces, transports
publics se sont uniformément calés sur ces rythmes, les
confortant même, par leurs horaires diurnes, de leurs
effets de réseau.
Depuis une quinzaine d'années le temps urbain
s'écarte de ces scansions massives, d'autant plus que les
sociétés occidentales s'éloignent du modèle industriel
et entrent dans l'ère des services. La réduction du temps
de travail et de sa part dans le temps de la vie, les
horaires variables, l'alternance de périodes d'activité et
de non activité, le travail de week-end ou de nuit, modifient
la vie urbaine. L'individualisation des pratiques de
consommation, la diversité des formes d'activation du
lien familial, la généralisation du salariat féminin remettent
en cause les homogénéités, les enclos spatio-temporels
précédemment aménagés. L'héritage des emplois du
temps de cette période devient anachronique. Les
horaires des crèches ou des écoles, par exemple, ne coïncident
plus toujours avec ceux du travail. De nouveaux
arbitrages se cherchent au sein des ménages comme
entre les employeurs et les employés, les administrations
et les entreprises.
Urbanistes et spécialistes des relations entre les sociétés
et leurs espaces, s'interrogent donc aujourd'hui sur
les liens entre la ville et ses multiples temps. Depuis
quelques années, l'historien Bernard Lepetit, accidentellement
disparu, avait initié, avec le soutien du Plan
Urbain, un programme de recherche sur les échelles
temporelles de l'urbanisme moderne et contemporain.
Le Centre National de la Recherche Scientifique (PIRVilles)
de son côté avait également engagé une exploration
européenne sur les effets attendus de la réduction du
temps de travail et de l'augmentation de sa flexibilité
sur les pratiques urbaines. Phénomènes dont la réflexion
et l'expérimentation sont les plus avancées en Italie et en
Allemagne. Certains de ces travaux figurent dans les
actes d'un colloque récent sur les « temporalités
urbaines » (Entreprendre la ville, Éditions de l'Aube,
1997) dont on peut tirer trois conclusions :
1. Quelles que soient les situations urbaines, calmes
ou en fortes mutations, les questions de rythmes et de
durées préoccupent de plus en plus les « professionnels
de la ville ». L'espace et ses harmoniques ne dominent
plus sans partage l'urbanisme contemporain.
2. La crise de la modernité, en tant que maîtrise
rationnelle du devenir collectif depuis le XVIIIe, fait
que le passé ne joue plus son rôle de repère sur le chemin
linéaire d'un progrès improbablement orienté par
l'Histoire. Les prévisions doivent se faire stratégies,
sinon tactiques au fil d'une existence collective devenue
opaque à elle-même.
3. La désynchronisation des rythmes journaliers qui
accompagne l'avènement d'une ville aux emplois intermittents
et aux horaires variables met en question le
modèle « fordiste » qui prévaut encore dans les équipements
collectifs mais aussi dans les services à la personne,
là où il pourrait être le plus facilement modifié.
S'il est vrai qu'au début du siècle les Français consacraient
75 % de leur « temps de vie éveillé » au travail, d'évaluer les anachronismes urbains liés à l'absence de
conscience d'un tel changement.
Le présent numéro des Annales de la Recherche
Urbaine prolonge ces réflexions par des articles de synthèse
provisoire, des observations sur la gestion urbaine
des emplois du temps dans divers pays, des analyses historiques
sur l'urbanisme et des réflexions épistémologiques
sur le thème du temps dans les sciences sociales.
Dans son tableau général, Francis Godard, initiateur
du thème au PIR-Villes, nous rappelle d'abord qu'en
urbanisme les tenants du développement durable ne peuvent
accorder leur temps long au temps court des investisseurs
ou des élus locaux. Les grandes villes apparaissent
cependant comme autant de points d'ancrage pour
la régulation publique des temps éclatés. Les notions de
vitesse et d'accessibilité remplacent alors celles de distance
ou de proximité. Les rituels collectifs sont menacés
par une ville qui fonctionne à la carte et en continu.
Jean-Yves Boulin, coordinateur d'un séminaire européen
de recherches et d'expérimentations sociales sur le
temps des villes, considère que les réflexions sur les
rythmes urbains sont à l'état embryonnaire dans ces
pays, malgré les expériences marquantes des « bureaux
municipaux du temps » en Italie.
Au début des années quatre-vingt-dix en effet,
quelques villes italiennes ont engagé une politique de
coordination des horaires des administrations publiques
afin de réduire les contraintes de temps, notamment pour
les femmes actives ayant à charge de jeunes enfants ou
des parents âgés. Ces innovations proviennent de la
pression des organisations féminines. Transformer le
temps libéré du travail en temps choisi bouleverse le
cadre et les perspectives de l'urbanisme. La négociation
municipale est la seule voie pour réduire les dysfonctionnements
urbains comme l'affirme Sandra Bonfiglioli,
principale animatrice de ces expériences. Mais
cette coordination des horaires ne va pas bien évidemment
sans malentendus et conflits entre administrations
et commerces, élus et habitants, actifs et non actifs,
jeunes et vieux, hommes et femmes. Techniciens et responsables
politiques apprennent ensemble à jouer leur
nouveau rôle de médiateurs sociaux des emplois du
temps. Groupes informels, campagnes publicitaires,
chartes collectives se déploient diversement selon les
contextes locaux (Alessandra de Cugis). En Grande-Bretagne,
la question de l'accessibilité de la ville à la diversité
de ses modes de vie est posée par « l'économie de la
nuit » dans les centres urbains. Il ne s'agit pas seulement
d'horaires d'ouverture de pubs, de night-clubs ou de
pharmacies mais d'un ensemble d'activités fonctionnant
d'ordinaire le jour. L'économie uniforme de consommation
qui a dominé les principes de rénovation urbaine a
laissé entière la question de leur animation culturelle et
de leur identité locale. Le modèle industriel qui a créé
une séparation entre l'espace public ouvert du jour et
celui fermé et contrôlé de la nuit freine aujourd'hui la
dérégulation des activités nocturnes (Justin O'Connor).
En Allemagne, la réduction générale du temps de travail,
relance la réflexion sur la planification urbaine. On
s'interroge là sur les effets urbains de deux modèles
majeurs d'emploi du temps : la semaine de quatre joursneuf
heures ou celle des six jours-six heures. En tout
état de cause, les horaires variables, le travail temporaire,
l'intermittence tendent à une individualisation
croissante et à une fragilisation de l'être ensemble (Dietrich
Henckel).
En région Ile-de-France, Thierry Pillon constate que
l'alternance entre travail, chômage et formation ne segmente
pas seulement les moments ou les périodes mais
aussi les lieux. De plus en plus, le travail qu'on accomplit,
qu'on attend ou qu'on espère empiète sur les autres
activités. Mais les opportunités de contacts que la ville
offre permettent de résister à cette emprise. Certains
cadres se retrouvent ainsi régulièrement entre eux dans
tel café pour reconstituer des liens que leur activité
nomade a distendu. Dans ces lieux de recomposition
sociale, d'après Francis Jauréguiberry, l'usage du téléphone
portable n'est pas toujours évident. Ce nouvel
outil des gens pressés qui permet de dédoubler temps
physique et temps de la communication introduit en effet
brutalement le lien privé dans l'espace public qui s'en
trouve perturbé. A la différence de nos cadres stressés, les
étudiants interviewés par Michel Bonnet déploient des
formes de mobilité à contre-temps, moins nerveusement
tendues. Le temps plein de l'acquisition de leur autonomie
future les rend moins sensibles aux contraintes de
déplacement et réduit la séparation fonctionnelle des
espaces urbains. Il en est un peu de même dans le nouvel
espace-temps virtuel des jeux électroniques qui se présentent
comme une analogie de la ville territoire d'aujourd'hui.
Dans le paysage virtuel de la cyberculture,
construit d'événements multiples et simultanés, les
séquences de la ville industrielle se fondent dans l'appréhension
immédiate et la progression intuitive de l'individu
se passe de mode d'emploi (Antoine Picon).
A ces quelques observations sur les pratiques du
temps, nécessairement partielles et hypothétiques, il
faut joindre d'autres analyses ayant trait aux temporalités
plus longues et ancrées dans « les pierres de la cité »
comme le disait Maurice Halbwachs. Étudiant l'aménagement
du quartier Reuilly-Diderot à Paris, Caroline
Varlet met ainsi à jour la diversité des conceptions du
temps chez les partenaires de cette opération complexe :
pour l'urbaniste, la temporalité urbaine est évolutive,
malléable et réversible ; pour les élus, elle est multiple,
urgente, aléatoire et diversement vécue ; pour les fonctionnaires
du patrimoine, elle est continue, cumulative
et symbolique. De ces décalages permanents naissent
les conflits et les négociations qui donnent sens au
règlement d'urbanisme. Plus généralement, ingénieurs,
architectes et experts construisent la mémoire professionnelle
de l'urbanisme à travers les récits contrastés
mais complémentaires des moments marquants les politiques urbaines (Viviane Claude). L'esprit du temps ou
l'ambition d'une génération rendent ainsi raison des
inventions, disparitions et réapparitions de concepts et
de modes de faire.
Il reste que les représentations de l'espace et du temps
dans nos sociétés occidentales sont profondément marquées
par une conception utilitaire, faisant de leur maîtrise
un gain de richesse et de prestige. Dans un contexte
socio-économique marqué par l'incertitude, les citadins
se font stratèges du juste à temps individuel et de la gestion
simultanée de tâches multiples. Au « chrono-urbanisme
», comme dit François Ascher, de repenser une
ville « sans entraves ». Encore faut-il aussi reconnaître la
dimension symbolique qui s'attache au moindre fait et
geste quotidien si l'on veut comprendre la pluralité du
temps vécu (Hélène Orain). D'une brève revue de textes
sur le temps, Salvador Juan conclut que la question qui
se pose aujourd'hui pour la société de services est d'inventer
une voie entre un productivisme destructeur de
temps social et un conservatisme limitant les liens et les
échanges.
Une telle voie ne peut se trouver qu'en reconnaissant
le caractère problématique du temps et les efforts faits
pour l'encadrer dans les civilisations antérieures. Force
immaîtrisable, le temps est toujours matière à conflits, à
histoires, à récits, donc à démocratie. Comme tous les
numéros des Annales de la Recherche Urbaine, ces
« emplois du temps » livrent une esquisse composite de
réflexions et d'expérimentations en devenir. Souhaitons
que cette évocation invite au débat, déplace les points de
vue et suscite de nouvelles contributions sur quelqu'autre
thème à venir.
Pierre Lassave, Anne Querrien