Sommaire
Numéro 78 mars 1998
Echanges / Surfaces

Les relations entre le commerce et
la ville préoccupent les professionnels de l'urbanisme de
manière récurrente. La distribution des surfaces commerciales
dans les agglomérations semble avoir déjà utilisé
presque toutes les opportunités foncières accessibles
sans changement qualitatif des modèles de référence. Un
nouveau paradigme est à élaborer pour lequel les travaux
de recherche sont à mobiliser.
Les différentes recherches présentées ici montrent que
le centre commercial périphérique et ses compléments
centraux, qui ont dominé l'urbanisation récente, ont tendance
à se transformer en lieux de vie comme les autres
équipements collectifs, pour mieux suivre la demande
des usagers. On y trouve de plus en plus souvent des
espaces de restauration et de loisir. On en trouve également
dans les marchés et les brocantes, où est censée se
perpétuer la qualité des échanges marchands, qui tiendrait
surtout de l'improvisation théâtrale dans l'acte de
vente, c'est-à-dire de l'emballage verbal des emplettes.
La reconnaissance de l'autre y est centrale comme dans
toute interaction, un autre qui se renouvelle avec chaque
client. Cet échange marchand socialement fondateur
apparaît dégradé dans les bâtiments voués au service des
consommateurs et de leurs pulsions, qui n'en mettent
plus en scène que la fonctionnalité économique.
Les surfaces commerciales sont à la fois segmentées et
spécialisées comme les quartiers de la ville et les publics
qu'elles veulent y attirer, mais aussi généralistes dans les
complexes aux multiples dimensions qui prétendent faire
un coeur de ville au centre des pavillons, dispersés ou en
bande, et en bordure de la nature. Les chercheurs sont par
formation sceptiques quant aux possibilités de réconcilier
les contraires en un même lieu, de faire espace commun
là où convergent toutes les différences. La démocratie de
la queue, dans laquelle tous les consommateurs s'alignent
dans le respect de leur égalité formelle, montre que l'espace
commercial a plus de force constituante qu'il n'y
paraît a priori. Si cet espace ne forme évidemment pas un
espace public délibératif, il transforme cependant les
consommateurs en public d'égaux, prêts à faire valoir
leurs droits.
N'importe quelle situation d'achat demande en fait à
l'usager le même type de compétences. Par contre la
jouissance des mots à travers le franc-parler du commerçant
est progressivement remplacée par des dispositifs
d'exhibition et de circulation qui font de l'achat le bénéfice
secondaire d'une promenade au coeur des choses.
L'échange marchand est dépersonnalisé, il se réalise entre
les consommateurs et un environnement, d'ailleurs conçu
pour parler à chacun personnellement.
Cet environnement garde le pouvoir identifiant
observé sur le marché. Certes il se décline selon les
niveaux de revenus. Mais dans les centres commerciaux
comme dans les rues de la ville, l'entrée est libre, et la
consommation se calibre pour chacun à hauteur de ses
possibilités.
Le centre commercial, comme les rues de la ville, fait
fonction d'espace public, même si la propriété, l'aménagement,
les agents, la surveillance y sont privés. Le
centre commercial fait plus qu'accueillir du public, il lui
intime certains comportements de civilité tels que ne pas
voler, ne pas consommer sur place, respecter son
tour, etc. Cependant la coopération entre les agents de
sécurité et la police fait problème, la tolérance des uns et
des autres semblant proportionnelle à l'étendue des territoires
qu'ils ont à contrôler.
L'expansion des surfaces commerciales spécialisées
couvertes signifie moins une privatisation croissante de
l'espace public qu'un déplacement de ses enjeux : il ne
consiste plus à former une opinion publique, littéraire et
politique comme dans les salons des Lumières mais à
inviter à la consommation des objets rangés sur les
rayons de l'époque actuelle. Au fur et à mesure de l'avancée
de l'informatisation, les consommations sont enregistrées
de manière de plus en plus fine de façon à
découvrir des profils, à apprécier des lignes d'évolution,
à pouvoir anticiper le mouvement et à tenter de faire réaliser
par le consommateur ce qu'on attend de lui. Le
commerce électronique cherche à brûler les étapes en ce
sens, en mettant les clients plus directement en position
de commander que dans la vente par correspondance.
Les difficultés qu'il rencontre à prendre l'importance
quantitative prévue, sont réconfortantes pour les gestionnaires
de centres commerciaux et d'espaces publics. Les
citadins ne sont pas tant à la recherche d'objets que de
relations, au détour desquelles les objets peuvent apparaître,
que les produits à vendre évoquent et stimulent.
Ces relations se créent, ou non, à l'occasion de chaque
séance de courses, et explorent toute une palette de possibilités
qui s'enrichit au fur et à mesure de l'invention de
nouvelles formes d'activité commerciale.
Les recherches présentées ici rendent compte de cette
diversité, en l'indexant aux différentes surfaces que le
commerce a découpées dans l'espace urbain. La lecture formes jouent toutes, en surimpression, les unes des
autres, et se distinguent dès lors moins par les marchandises
échangées que par les ambiances et les décors.
L'économie illégale des objets volés ou produits dans
des conditions anormales se mêle ainsi à l'économie
légale pour la rendre capable de fournir en temps et en
heure ses derniers produits ou ce dont elle a besoin. Il
n'y a guère que le commerce de drogues qui exige, pour
des raisons de sécurité évidentes, de cloisonner les
espaces et les réseaux. Là où il y a interdit la fragmentation
est nécessaire pour garder les frontières ; le commerce
devient ponctuel et n'étale plus ses surfaces, la
centralité est abandonnée comme lieu unique d'émission
des valeurs.
Dans le contexte ainsi planté les chercheurs doutent
qu'on puisse encore parler d'un urbanisme commercial
planifié qui localiserait les surfaces selon leurs tailles et
la nature des marchandises vendues. Il conviendrait plutôt
de prendre en compte le projet social et urbain des
distributeurs, et donc d'inviter ceux-ci à s'exprimer. Les
instances de planification et d'agrément ont fait du commerce
un enjeu de négociations locales, mais les procédures
en vigueur limitent le propos à une réduction des
nuisances. La place centrale du commerce dans la société
contemporaine invite à examiner davantage ces nouvelles
implantations, ou ces réhabilitations, comme des projets
de société, des miniaturisations localisées d'une société
en devenir, et pour laquelle il nous est demandé plus que
notre assentiment. Les espaces commerciaux sont des
lieux du vivre ensemble, dont les conditions font référence
dans tous les domaines de la vie. D'où l'importance
d'un fonctionnement accepté dans tous les points
du territoire, les banlieues comme les campagnes, les
quartiers chics comme les lieux plus défavorisés.
Les contributions rassemblées ici sont loin d'évoquer
l'ensemble des situations possibles et des mesures à
débattre. A l'histoire, dressée par René Péron, de l'urbanisme
commercial à la française, convoqué à devenir
esthétique par une réglementation impuissante, Marc
Bonneville et Virginie Bourdin répondent par la critique
de la planification descendante et par l'appel à davantage
de concertation. Thierry Fellmann et Bernard Morel
soulignent la mise en réseau des nouvelles surfaces commerciales
le long des axes routiers. Dans ce réseau
chaque centre se distingue en faisant jouer ses singularités
; l'analyse du centre commercial de Rives d'Arcins
par Christine Chivallon, Nathalie Marme et Dominique
Prost met en lumière les mêmes valeurs de propreté, de
sécurité, d'accessibilité qui se développent autour des
tréteaux de la communauté aux apparences restaurées de
Carpentras, décrite par Michelle de La Pradelle. Guénola
Capron pose directement, dans le cas de Buenos Aires, la
question du centre commercial comme espace public à
gestion privée, développée par ailleurs, dans un ouvrage
récent, par Cynthia Ghorra-Gobin pour les États-Unis.
Pour Alain Metton, la charge symbolique des centres
urbains européens leur conserve toujours une prééminence
dans le rôle de creuset social. Par contre les marchés
temporaires de plein air sont soumis aux aléas des
politiques publiques qui, à Marseille, commencent à
réglementer une activité déjà ancienne et à forte connotation
ethnique, d'après Sylvie Mazzella et Nadine Roudil.
L'insertion des marchands dans un nouvel espace
fonctionnel et hygiénique et la rentabilisation économique
du commerce caractérisent l'Égypte moderne étudiée
par Pascal Garret. Le marchandage, forme
élémentaire du commerce, ne se limite pas aux souks, et
se pratique en France dans les brocantes dont il fait l'attrait
aux yeux de Sonia Debouche. Vincenzo Ruggiero
prolonge l'exploration du côté du commerce informel ou
illicite ; de même que les centres commerciaux poussent
sur les friches industrielles, certaines populations sans
perspectives économiques peuvent mobiliser leurs capacités
d'entraide et leurs compétences pour des activités
délinquantes qui se proposent à elles. Chez certains
migrants du fleuve Sénégal, le même type d'aptitudes
s'investit dans le commerce clandestin du diamant, étudié
par Sylvie Bredeloup. Chez les jeunes des cités en France
le commerce des drogues peut offrir une activité très
rémunératrice. Michel Kokoreff a vérifié par des
enquêtes ethnographiques que cette réalité se différencie
selon les lieux et les cités et selon les produits.
Si le commerce avec ses formes nouvelles peut apparaître
comme une contrainte, notamment dans les centres
villes qu'il engorge d'après Danièle Patier, ou comme un
enlaidissement le long des entrées de villes dont Christophe
Gibout cherche à comprendre la logique, il constitue
d'abord une opportunité pour l'emploi et la création
d'entreprises. Certes pour participer de ce mouvement il
ne faut pas hésiter à participer de la périphérie, à accepter
des formes de dévalorisation pour rebondir ensuite.
La mise à l'écart de la ville par le commerce n'a rien
de nouveau comme le montre l'image reproduite en couverture,
peinte aux Pays-Bas au XVIe siècle. Si la ville
est fille du commerce comme dit le dicton, le commerce,
qui relie la ville à ses voisines, qui lui permet de se spécialiser
car il lui offre toutes les spécialités, s'installe à
côté de la ville, convie les citadins à investir l'espace de
la marchandise, sur une surface où l'échange est égal,
dans les étroites limites du moment. Cette égalité formelle,
constitutive de l'échange marchand, caractérise
l'ensemble des « espaces publics ». Mais il faut « une
condition » pour être invité à exprimer son opinion en
public ; de même, le contrat qui lie les participants de la
société marchande n'est pas aussi universel que les
espaces du commerce sont accessibles. Le parallélisme
entre société marchande et société politique, la similitude
des traitements de l'opinion et des achats par les
sondages, tout conduit à faire de la consommation une
des clefs de voûte du fonctionnement objectivement censitaire
de la société.
Anne Querrien, Pierre Lassave