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Numéro 99 décembre 2005

Intercommunalité et intérêt général

Les relations de l’intercommunalité avec l’intérêt général sont-elles à explorer à travers la métaphore du mariage ? Un mariage très particulier puisque l’État est quasiment obligé de former sa partenaire, l’intercommunalité, pour lui donner une taille et des atours désirables. Au XIXe siècle, lors de la constitution des grands territoires métropolitains, c’était un mouvement différent, local, qui tendait à rassembler sous une même représentation l’ensemble des habitants se référant à un même pôle d’attraction. La marche vers la modernité parvenait parfois à effacer les traces des petites paroisses. Mais la gestion des services urbains comme la desserte de l’eau, de l’électricité ou les transports se travaillait à l’ombre des clochers, dans le respect des identités locales, formées par les découpages communaux. Aujourd’hui, la communauté de communes, forme coopérative, démarche par en bas, a les faveurs des élus, même lorsque la situation urbaine et l’incitation fiscale invitent à la communauté d’agglomération proposée par l’État. Que vaut-il mieux pour l’intérêt général ? L’agglomération représentée par un pouvoir politique et technique unique pour l’ensemble du territoire urbanisé ou l’intercommunalité associant les représentants de la pluralité des territoires urbains dans la gestion des services techniques ? Opter pour le pouvoir d’agglomération c’est faire l’hypothèse que le centre urbain aura une puissance d’attraction suffisante pour dégager les moyens d’une mise à niveau de l’ensemble du territoire concerné, notamment des périphéries moins bien dotées. Le Second Empire avait partiellement initié ce mouvement avec l’intégration de la première couronne au territoire de Paris. C’est le choix qu’ont fait les grandes villes américaines de la côte Est et qu’ont fait plus récemment les grandes villes d’Afrique du Sud par exemple. Le souci de l’intérêt général va avec l’inscription des catégories sociales les plus fragiles dans l’ensemble urbain dans un mouvement général pour faire de la ville et de ses services un territoire solidaire. Mais cette visée sociale exige de l’intercommunalité qu’elle trouve l’appui de l’État pour répondre aux demandes qu’elle produit. Entre les communes, leur regroupement et l’État l’appréciation des objectifs et des moyens de ces politiques d’intégration territoriale peuvent diverger. La définition de l’intérêt général est alors l’enjeu d’un travail au nombre de partenaires croissant. Au-dessus de la commune, l’intercommunalité devient le second niveau de gouvernance territoriale, avec ses effets de résistance locale ou d’imposition globale, d’autonomie ou de coercition. L’actualité vient d’en rappeler la double face : mise en commun d’équipements et projets collectifs dont l’économie dépasse le cadre communal, réduction des écarts de richesses ou de pauvreté entre quartiers d’un côté ; alourdissement des coûts et de la fiscalité locale, complexification des circuits décisionnels et distension du lien entre élus, administration et population, de l’autre. Partout la conurbation et la mise en réseau des agglomérations bousculent les institutions héritées des vielles nations industrielles. Outre les interrogations suscitées par la reconfiguration des ressources et des prélèvements, cette dynamique continentale pose la question de la démocratie locale, de l’équilibre entre les exigences contradictoires de globalisation et d’individualisation des biens et des services. Comment alors dans les processus de recherche des « périmètres pertinents », eu égard aux « bassins mouvants » d’habitat, d’emploi ou de transport, s’exprime l’intérêt général ? Analysant les conflits liés à la traversée autoroutière des espaces situés entre Grenoble et Sisteron, Gilles Novarina montre que les procédures de concertation servent surtout à raisonner publiquement sur des visions différentes du territoire. L’invocation de l’intérêt général par les services de l’État, les élus des différents échelons territoriaux, les habitants, les usagers et leurs représentants converge rarement sur un but commun identifiable qui transcenderait les volontés particulières. L’enjeu de l’action publique aujourd’hui est donc moins de traduire dans les décisions un intérêt général univoque et abstrait que d’établir des espaces de débat accessibles et transparents, à partir desquels négocier le meilleur compromis possible. C’est d’une autre façon ce que confirme Cynthia Ghorra- Gobin étudiant les luttes aux Etats-Unis contre l’implantation d’équipements polluants à proximité des ghettos noirs. Des mouvements sociaux locaux ont imposé un arsenal de règles d’aménagement au principe d’une justice environnementale nouvelle, d’une défense de l’égalité devant la pollution. Ces principes d’équité ressemblent à ceux que suscitent certains conflits territoriaux en France, comme par exemple les obligations en matière de logement social. Le lien entre objectifs sociaux et environnementaux établit un intérêt général négocié entre maîtres d’ouvrages, autorités élues et habitants concernés. Dans les grandes villes américaines du XIXe siècle, l’intérêt public devient le principal référent des maires réformateurs d’après Hélène Harter. La croissance urbaine montre les limites de l’initiative privée et suscite de nouveaux services publics à l’échelle des métropoles. Les inégalités d’équipement entre quartiers et la défense des intérêts des propriétaires demeurent pourtant les traits dominants de la démocratie urbaine américaine. Depuis un demi-siècle ce n’est plus la puissance publique qui investit dans la production des espaces urbains aux Etats- Unis soulignent Renaud Le Goix et Céline Loudier- Malgouyres. Les agglomérations deviennent des patchworks où alternent espaces totalement privatisés et espaces ou services négociés entre investisseurs privés et collectivités publiques. Ces dernières n’ont pas toujours la capacité d’imposer le bien commun de l’urbanité aux groupes de pression privés : l’espace devient réservé à une clientèle solvable et vide d’animation en temps normal. Stéphane Sadoux retrouve cette même question de la conjugaison des intérêts publics et privés dans le Grand Londres. Depuis le Town and Planning Act de 1947, le règlement public de l’occupation des sols en Grande-Bretagne a progressivement intégré la diversité des acteurs de la ville. Les procédures participatives mises en place limitent cependant les porteurs d’intérêts divergents. L’urbanisme de plan à l’échelle de la région urbaine fait certes l’objet d’une concertation publique mais l’organisation de celle-ci préforme les résultats et limite les intervenants à quelques associations ayant pignon sur rue. Avec le développement des nouvelles technologies, l’information géographique construit aujourd’hui une image plus parlante des choix publics estiment Carine Péribois et Stéphane Roche en donnant quelques exemples en Belgique et en France. Lorsque les enjeux ou les tensions entre espaces sociaux s’avèrent très vifs, la recomposition des intérêts et la mobilisation des ressources à l’échelle des agglomérations s’imposent comme le montrent Claire Bénit dans le cas de Johannesburg et Sylvy Jaglin dans celui du Cap. Réduire les effets spatiaux et sociaux de l’apartheid radié de la constitution de l’Afrique du Sud ne relève pas de la bonne volonté mais d’une organisation politique et administrative déterminée qui ne se heurte pas moins aux impératifs de rentabilité des services. Deux principes y animent les politiques récentes de réduction de la ségrégation spatiale : l’égal accès aux services publics de l’agglomération, la participation des habitants au devenir de leur espace quotidien (Claire Bénit). Dans les services de l’eau, de l’électricité, de l’assainissement et des déchets, longtemps assurés par des régies publiques municipales, les regroupements récents entre municipalités à l’échelle des agglomérations obligent à une coordination difficile des prestataires et des tarifs (Sylvy Jaglin). Depuis la réunification allemande, les parlements régionaux de Berlin et de Brandebourg sont associés pour coordonner des initiatives communes de développement. Réduire le déséquilibre entre l’attraction économique de Berlin et la relégation de l’arrière-pays brandebourgeois en fait partie. Les regroupements intercommunaux incités par le législateur sont soumis parfois à d’autres pressions. L’antagonisme entre centres et périphéries demeure un problème structurel malgré la multiplication des petites centralités urbaines. L’intensification contemporaine des échanges de biens et de personnes aux frontières de la France, de l’Allemagne et du Luxembourg se traduit par des initiatives communes entre collectivités locales. L’Union européenne soutient ces associations à travers lesquelles se dessine un service public de nature transfrontalière. L’intérêt général se décentre ainsi des Etats vers des territoires à la fois locaux et transnationaux. Relevant jusqu’ici de la compétence nationale, la politique du logement en France vient d’entrer dans la sphère intercommunale. Des objectifs d’équilibre et de mixité sociale à l’échelle de l’agglomération induisent de nouveaux dispositifs d’intervention publique. Jean-Philippe Brouant en souligne les limites opératoires, voire les reculs par rapport aux obligations définies par la loi. L’intercommunalité en termes de politique de l’habitat risque de reconduire aux mêmes blocages et à la même frilosité à laquelle se heurtait l’État. Il n’y a pas que les attitudes des communes vis à vis des demandeurs de logements sociaux qui soient difficiles à harmoniser. Regrouper pratiquement des services, fusionner des modes de faire ne va pas non plus de soi. Les agents sont aussi ardents que les élus à défendre leur identité et craignent comme eux tout changement exogène. L’agglomération de Nantes par exemple s’inscrit fortement dans le mouvement de regroupement intercommunal porteur de puissance métropolitaine sur le continent et dans le monde. Mais les agents de la régie de collecte des déchets de la ville-centre ne voulaient pas être traités comme ceux du reste de l’agglomération dépendant d’une entreprise privée comme le rappelle Rémy La Saout. Une grève sans résultat en 2003 marque cependant l’affirmation du nouveau pouvoir communautaire sur les services locaux. Phénomène administratif ou organisationnel qui se généralise mais qui reste mal connu dans ses effets en termes d’emplois, de statuts ou de vécu professionnel. La connaissance du personnel dirigeant des grandes villes est encore le parent pauvre des sciences du pouvoir local commente Frank Bachelet. Bénéficiant d’une active dynamique de recrutement, les nouveaux cadres de la gouvernance urbaine sont des animateurs rodés et intégrés aux jeux des élites républicaines. Leur implication dans les affaires locales demeure cependant contenue par les impératifs de carrière, notamment l’indispensable mobilité d’une collectivité ou d’une ville à l’autre que permet l’entretien d’un important réseau de relations. C’est le poids de l’histoire des établissements scolaires que soulignent Jean-Christophe François et Franck Poupeau dans leur analyse des effets sociaux de la carte scolaire en Ile-de-France. Cette carte est censée assurer une répartition égalitaire de l’offre publique d’éducation en faisant en sorte que les élèves trouvent tous leur collège à proximité de leur domicile. Mais les habitants des quartiers les plus aisés évitent les établissements de proximité auxquels ils préfèrent les établissements réputés, ce qui entraîne un évitement en chaîne. Les disparités entre environnement social et niveau d’établissement sont en revanche moins fortes en grande banlieue. L’éventail de contributions retenues par le comité de lecture ne fait qu’illustrer différents aspects du lien entre intercommunalité et intérêt général. Les situations locales évoquées dans le monde montrent bien que l’organisation institutionnelle adoptée pour défendre un intérêt général territorialisé se heurte à des inerties historiques et sociologiques importantes. Le changement local ne semble pouvoir intervenir qu’à la faveur de mouvements de plus grande ampleur, mouvement politique contre l’apartheid en Afrique du Sud ou en faveur de la justice environnementale aux Etats-Unis, dynamique économique et démographique dans le cas d’agglomérations européennes conquérantes. Dans des situations locales moins portées par un mouvement ou une dynamique générale, l’intercommunalité peut être dénoncée comme une charge supplémentaire, un étage de plus dans la pyramide administrative qui peinerait à délimiter et justifier son territoire de compétence. L’« État animateur » s’était donné la mission de rassembler les ressources de différents territoires, de les coordonner avec les administrations nationales séparées par fonctions, de les accompagner dans la définition d’un projet commun. L’intercommunalité est-elle le passage obligé de ce projet ? Les réponses rencontrées dans ce dossier montrent une dynamique universelle de regroupement institutionnel lié à l’urbanisation croissante. Elles nous disent aussi que l’intérêt général n’existe pas sans base territoriale et que son mariage avec l’intercommunalité n’est pas toujours inéluctable. Du moins prend-il au moins deux formes remarquables : la projection par le haut des projets techniques d’un service public d’agglomération ; la construction par le bas d’accords sociaux et politiques à géométrie variable qui relocalisent le service public. Anne Querrien Pierre Lassave