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Anne Querrien

  

Note parue dans le Numéro 109 écrite par Anne Querrien
Agnès Deboulet et Michèle Jolé (Éd.), Les mondes urbains. Le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine, Karthala, Paris 2013.

Vingt-sept chercheurs, spécialistes des politiques urbaines en France, au Maghreb, en Égypte, ont tenu à rendre hommage à la ténacité et à la perspicacité de Françoise Navez-Bouchanine, sociologue de l'habitat en France et au Maroc. Elle a montré, sur le terrain, comment entre les décideurs et les habitants, tout un espace intermédiaire complexe se chargeait de l'application des politiques, de leurs succès et de leurs échecs. Les habitants ne sont pas passifs face à cette stratification de compétences et d'interventions et développent leurs propres stratégies. De l'interaction avec cet ensemble d'acteurs va dépendre la possibilité de préserver leurs intérêts. Une telle recherche fait appel aux ressources de toutes les disciplines des sciences sociales pour reconnaître la participation des habitants à l'espace public local et pour faire un retour théorique contre les stéréotypes qui émaillent la gestion urbaine. Un ouvrage paru quelques mois plutôt chez le même éditeur, dont la rédaction a été coordonnée par Françoise Navez-Bouchanine et l'édition assurée par Agnès Deboulet, Effets sociaux des politiques urbaines, présente aussi cette problématique. L'ouvrage paru en 2002 de son vivant, La fragmentation en question. Des villes entre fragmentation spatiale et dynamiques sociales ?, témoigne de l'ouverture et du caractère fédérateur de sa démarche. Ce livre-hommage organise le débat par chapitres consacrés aux rapports entre normes institutionnelles et pratiques habitantes, à l'accueil de la pluralité des normes dans l'urbanité, aux pratiques professionnelles soucieuses des habitants, à l'articulation des savoirs sociaux. L'homogénéité morale du groupe de chercheurs n'évite pas les redites, mais des remarques très éclairantes sont apportées au fil des pages, qui font de ce livre un utile approfondissement de la recherche sociale sur l'habitat, mené dans une féconde perspective comparative, à partir des travaux de F. Navez-Bouchanine et des recherches menées dans son sillage intellectuel. Dans ces recherches il ne faut pas s'intéresser à l'habitant moyen, typique, statistique. Il est capital de concevoir les modes de vie de façon résolument plurielle, pour être capable de voir les alliances que nouent les habitants pour s'approprier un environnement proche dont ils n'ont pas la propriété pleine et entière. Noter les investissements faits dans les espaces de réception et de présentation de soi sera important dans la préparation d'une rénovation respectueuse des coutumes locales. Comme le soulignent toutes les interventions, la position de passeur de Françoise Navez-Bouchanine de l'université au bidonville, de l'agence d'aménagement aux élus et notables locaux, fait de la connaissance un outil pour l'action, avec ici le souci éthique et démocratique du respect de l'égalité en droits de tous. Les habitants des quartiers clandestins ne sont pas des délinquants à pourchasser et à éradiquer, mais des personnes qui sont arrivées là du fait d'une histoire à prendre en compter pour les reloger adéquatement. L'option pour une recherche sur l'habitat qualitative, localisée, et non plus statistique et générale, est relativement récente dans les pays du Maghreb. Elle n'est pas encore intégrée à l'action professionnelle qui doit apprendre à se doubler d'une action sociale, d'un accompagnement des habitants. Le retour des habitants dans l'habitat antérieur a un sens qu'il faut aussi analyser. Il est important que le relogement offre aux habitants une qualité de vie au moins égale à celle qu'ils viennent de quitter. Françoise Navez-Bouchanine s'est attachée à comprendre les normes et les règles de la vie en bidonvilles, les raisons de la résistance au relogement, la méfiance vis-à-vis des intermédiaires en nombre croissant qu'on rencontre sur le terrain et les possibilités d'alliances partielles avec certains d'entre eux. Alors qu'en 2002 se met en place au Maroc un « Gouvernement d'alternance » plus soucieux des habitants, ces intermédiaires se multiplient. Certains veulent faire prévaloir des solutions bricolées et extra-légales, mais les habitants demandent une vie normale. Le récit de l'électrification des bidonvilles de Casablanca montre le rôle de gestionnaire donné, à la fin de la lutte par l'entreprise, aux anciens responsables du piratage, techniquement les plus formés. La sociologie compréhensive de Françoise Navez-Bouchanine a trouvé à s'appliquer également au périurbain français, aux faubourgs, puis au phénomène d'étalement urbain. Services du ministère de l'Équipement ou écoles d'architecture étaient à la recherche de recommandations formelles, des moyens de maintenir une forme urbaine aimée parce que dépassée. Mais sous l'égide de Françoise Navez-Bouchanine les travaux montrèrent que la « validité empirique des lieux » dépendait davantage de la liberté d'usages d'espaces disponibles que des arrangements formels donnés. C'est alors vers d'autres intervenants qu'il faut se tourner : élus, travailleurs sociaux, architectes soucieux d'une pratique participative. La fragmentation spatiale qui caractérise les grandes villes contemporaines n'est pas une fragmentation sociale. Toutes les strates de la société partagent le même modèle d'habiter, et tentent de le réaliser avec leurs moyens différenciés. Elles participent d'une même urbanité, d'une même production collective de la cohésion sociale, entre groupes de population usant d'espaces communs. Les interventions urbaines produisent de la fragmentation sociale parce qu'elles dénient l'urbanité des habitants, leur participation active à la modernité, à leurs manières. Leurs comportements changent en fonction des conditions qui leur sont faites, en fonction de l'histoire sociale du groupe réuni dans un lieu. Les professionnels doivent prendre en compte cette constitution imaginaire et symbolique des lieux, ces références de l'habiter. Françoise Navez-Bouchanine s'est tenue entre l'académisme auquel elle participait par sa volonté de théorisation et de transmission, et l'intervention sociale ou l'évaluation qui ont nourri sa réflexion. C'est une posture de recherche originale, relationnelle, humaniste et pragmatiste qui, face à l'impossibilité croissante des pouvoirs publics de rendre accessible à tous le modèle d'habiter dont ils donnaient à rêver, proposait de prendre en compte les réalisations des habitants eux-mêmes. Les récits de ses coopérations avec les chercheurs des autres pays du Maghreb montrent la difficulté d'inscrire cette posture dans une production urbaine normative et centralisée. Au Maroc ses nombreux collaborateurs pensent avoir facilité une certaine prise de parole via les organisations non gouvernementales, même si à partir de 2002 le Gouvernement n'a plus été en recherche d'alternance. Avec ses amis chercheurs d'autres pays d'Europe, François Navez-Bouchanine a participé aux réflexions sur les transformations urbaines liées à la croissance des migrations. Sa pensée nationale de l'urbanité et de la cohésion sociale est transformée par la coexistence de références à des espaces lointains dans des espaces proches. L'urbanité se conjugue alors spontanément au pluriel et les constructions collectives d'urbanités nouvelles sont nécessaires. Le rôle de médiateurs des professionnels entre décideurs et habitants, entre communautés, entre partenaires institutionnels, implique une écoute des usages encore plus grande que par le passé, une présence forte dans les transactions sociales où se négocie notre cadre de vie. Anne Querrien